Michel Erman |
« Aimer » sur Twitter, « liker » sur Facebook : à l'heure de la démultiplication des affinités électroniques, le philosophe Michel Erman interroge, dans son dernier livre, la nature particulière du sentiment d'amitié et sa résistance à la violence des temps. Il y voit une source de réparation, précisément de « réanimation », d'un lien social en piètre état.
Serge Rezvani, Henri Serre et Oskar Werner dans Jules et Jim de François Truffaut (1962) |
Qu’est-ce que l’amitié a de moins ou de plus que l’amour pour que sa valeur semble, selon beaucoup de gens, inférieure à celle de l’amour ?
L’amour
est une passion qui peut nous amener à abdiquer une partie de notre
liberté alors que l’amitié est un sentiment qui s’étaye sur des
dispositions, comme la générosité ou le respect, et exige de nous un
engagement libre. Depuis le romantisme qui tient l’amour pour la grande
affaire de l’existence, ainsi que le disait Stendhal, l’amitié est
considérée comme un sentiment tiède. Seul l’amour permettrait de se
réaliser et de s’épanouir ! Sans oublier l’anthropologie freudienne qui
fait reposer le développement psychique sur la libido. Mais il n’en a
pas toujours été ainsi. Montaigne, par exemple, préférait la « chaleur constante » de l’amitié au « feu téméraire et volage » de l’amour.
La tradition platonicienne nous a transmis un lexique et une grammaire pour penser éros,
mais cette langue échoue souvent à exprimer la réciprocité. Pensez à
l’amour courtois, un des grands mythes de notre civilisation dans lequel
la dame placée sur un piédestal fait de l’amant son obligé. Au
contraire, pour Aristote, le philosophe de l’amitié, la philia
(ou « amitié ») est un lien qui implique la bienveillance et la
réciprocité car il repose sur une manière d’être, un désir de
perfectionner sa nature et non pas sur une passion qui échappe à la
volonté. Dans son Ethique à Nicomaque, où on peut lire que « sans amis, personne ne choisirait de vivre »,
il est admirable de constater que pour l’homme d’aujourd’hui, toutes
les résonances de l’amitié sont présentes. Il faut ajouter que, selon
Aristote, l’amitié était à la fois un sentiment personnel et une
pratique sociale, c’est-à-dire qu’on était citoyen en étant ami. Les
citoyens de la belle cité grecque étaient donc susceptibles d’agir
ensemble pour leur propre bonheur, mais aussi pour faire régner la
concorde.
Pourquoi l’amitié a-t-elle été par la suite oubliée, exclue du champ de la pensée ?
La raison de cet oubli est d’abord philosophique. Avec l’agapè, la métaphysique chrétienne a balayé l’idée de réciprocité : la charité n’est pas l’amour du semblable, c’est l’amour du prochain. Qui peut n’être personne ! La charité chrétienne implique que l’on s’oublie soi-même au profit de l’amour de l’autre. Or, si l’amitié a une vertu altruiste, celle-ci n’exige pas pour autant l’oubli de soi ; au contraire, elle associe le souci de soi au souci de l’autre. L’agapè chrétienne a donc estompé la philia grecque. Il faut dire que toutes les morales universalistes se méfient des attachements individuels, qu’elles prennent pour une manière de repli sur soi et d’ignorance des autres.
Bujumbura (Burundi) |
Si l’on suit Montaigne évoquant La Boétie (« parce que c’était lui ; parce que c’était moi »), les affinités amicales restent mystérieuses mais elles renvoient à nos affects. Par contraste avec l’amour, on dira que l’amitié ne vient pas combler un manque, qu’elle consiste au contraire en une élection libre de l’autre à qui on donne sa confiance. Pour moi, il s’agit d’un sentiment désintéressé, sans aucune intention morale et sans autre dessein que celui d’être bienveillant. D’un ami je n’attends rien, sauf l’esprit de réciprocité, lequel ne renvoie pas à un quelconque calcul proportionnel des bienfaits mais tout à l’élan qui porte vers l’autre, à partir d’intentions homologues, et laisse soupçonner des possibles d’existence. Les amis échangent non de l’avoir, mais de l’être.
Avez-vous remarqué que si les amants disent « nous », les amis disent toujours
« je » ? Toute amitié véritable implique à la fois rapprochement et maintien d’une distance, qui est l’autre nom du respect de la liberté de chacun. L’amitié constitue un « être-avec » et non pas un « être-nous ». A mon sens, le terme d’alter ego, traditionnellement utilisé pour qualifier les amis, n’est pas satisfaisant car ceux-ci sont à la fois semblables et différents. Je pense même que des amis très chers peuvent rester quelque peu étrangers l’un à l’autre. Je préfère parler d’ego alter car, je le redis, dans l’amitié, on ne s’oublie pas soi-même, autrement on aurait affaire à une relation motivée par la charité. Tous les penseurs de type kantien qui mettent sans cesse en doute nos intentions disent que l’amitié renvoie à soi, qu’elle relève en dernière instance d’un amour-propre qui ne s’avoue pas comme tel. Selon moi, l’amitié renvoie plutôt à soi à travers l’autre : c’est un altruisme par amitié de soi qui bannit l’égoïsme de l’individu renfermé sur lui-même. C’est pourquoi l’amitié représente le cœur battant de la réflexion éthique.
« je » ? Toute amitié véritable implique à la fois rapprochement et maintien d’une distance, qui est l’autre nom du respect de la liberté de chacun. L’amitié constitue un « être-avec » et non pas un « être-nous ». A mon sens, le terme d’alter ego, traditionnellement utilisé pour qualifier les amis, n’est pas satisfaisant car ceux-ci sont à la fois semblables et différents. Je pense même que des amis très chers peuvent rester quelque peu étrangers l’un à l’autre. Je préfère parler d’ego alter car, je le redis, dans l’amitié, on ne s’oublie pas soi-même, autrement on aurait affaire à une relation motivée par la charité. Tous les penseurs de type kantien qui mettent sans cesse en doute nos intentions disent que l’amitié renvoie à soi, qu’elle relève en dernière instance d’un amour-propre qui ne s’avoue pas comme tel. Selon moi, l’amitié renvoie plutôt à soi à travers l’autre : c’est un altruisme par amitié de soi qui bannit l’égoïsme de l’individu renfermé sur lui-même. C’est pourquoi l’amitié représente le cœur battant de la réflexion éthique.
Mais alors quelle différence entre un copain et un ami ?
Il
faut bien sûr distinguer les copains des camarades et des véritables
amis. Les premiers impliquent que les liens établis sont, à des degrés
divers, utilitaires ou simplement plaisants, alors que l’ami porte à
l’autre un intérêt pour lui-même. En amitié, ce qui compte véritablement
n’est pas l’échange de plaisirs, d’objets ou les services rendus, c’est
le lien lui-même.
Comment expliquez-vous que l’histoire de l’amitié relate essentiellement des rapports entre hommes, comme Jules et Jim ?
Longtemps, la philosophie a considéré que les femmes ne pouvaient pas éprouver d’amitié. Aristote, Cicéron, Montaigne, Kant, ils l’ont tous affirmé. Les femmes étaient trop émotives, elles étaient faites pour l’amour, la passion, la maternité. L’amitié était donc une sociabilité masculine et le gynécée le modèle des relations féminines, mais cela ne signifie pas que l’amitié entre femmes n’existait pas. Les choses ont commencé à changer dans les mentalités au XIXe siècle, quand la sympathie et la gentillesse sont apparues comme des vertus favorisant une existence d’épouse et de mère.
Aujourd’hui,
on imagine souvent que les amitiés féminines se rapprochent peu ou prou
de relations amoureuses. Il est vrai que l’expression de l’amitié, en
particulier le rapport au corps, n’est pas la même chez les hommes et
chez les femmes. Les affects en jeu sont-ils pour autant différents ?
Justement, la sexualité est souvent la barrière posée entre amour et amitié. Quelle est la place du corps dans l’amitié ?
L’amitié naît de la sympathie. Nous faisons l’expérience d’un « coup de sympathie », dont la raison nous échappe, mais qui laisse entendre qu’il y a du semblable et de l’aimable en l’autre, que nous avons des affinités avec lui. Les signes donnés par le corps, un geste, un regard, jouent un rôle dans la naissance de ce sentiment. Mais c’est un corps non charnel. Ensuite, l’accolade ou l’embrassade manifesteront une amitié chaleureuse. Les contacts physiques existent bien, et ils comptent, mais ils sont en général fugaces. En évoquant le corps, vous songez peut-être à l’amitié amoureuse ? Je pense qu’il s’agit d’une improbable alchimie car une sensualité sans engagement peut difficilement comporter les vertus de l’amitié. L’amitié amoureuse renvoie en réalité à la manière d’aimer et non pas à celle d’être ami.
Que peut aujourd’hui l’amitié dans nos sociétés ?
Dans les élans de fraternité qui ont suivi les attentats, il y a, je crois, quelque chose de l’ordre de l’amitié. Aujourd’hui, toutes les vertus de ce sentiment - la bienveillance vis-à-vis d’autrui, le respect, la fidélité aux engagements que l’on prend - sont susceptibles de lutter contre les crispations identitaires et de réanimer le lien social, bien mieux que la solidarité verticale qui peine à faire communauté. L’idée que l’humanité a été bafouée amène les gens à se regrouper de manière affective, à se ressaisir à partir de leurs affects pour se protéger contre l’hostilité guerrière du monde, mais aussi pour retrouver une altérité vécue. L’époque renoue avec la vision aristotélicienne selon laquelle la philia nourrit la solidarité et établit la confiance.
Facebook met en relation des « amis », est-ce selon vous une extension du domaine de l’amitié ou un abus de langage ?
Facebook relève d’autre chose que de l’amitié. Le mot friend est à mon sens un coup nominaliste, utilisé en référence à la « coolitude » de la société américaine qui est, par la concurrence qui y règne, beaucoup plus rude que la nôtre et où la gentillesse, le semblant d’amitié immédiate agit comme un contrepoint. Les rapports sur Facebook font appel à la raison froide bien plus qu’à l’affection ; ils s’apparentent à des relations de voisinage avec une sociabilité prescrite. On ne partage pas vraiment, on se montre sous les coutures que l’on souhaite. Vous connaissez la chanson Carmen de Stromae qui dit : « Ah les amis, les potes ou les followers / Vous faites erreur, vous avez juste la cote. »
Propos recueillis par Robert Maggiori et Anastasia Vécrin
Article paru dans Libération le 26 février 2016