« LA GAUCHE NE PEUT PLUS ÉCHAPPER À LA QUESTION DE
L'IDENTITÉ »
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Jean Birnbaum |
La Religion des faibles, paru en 2018, a permis à Jean
Birnbaum de rappeler la dimension spécifique de l'héritage historique et culturel européen. Non sans un certain courage, le directeur du Monde des livres y invitait le camp progressiste à reprendre conscience de son enracinement « dans cette aventure singulière ».
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« Je ne sais pas si
l'avenir nous réserve un 'choc des civilisations'
mais on peut affirmer que
nous vivons déjà un choc des universels »
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Vous reprenez une formule de Larossi Abballa, qui a
tué un couple de policiers à Magnanville en 2016 : « Le croyant est le miroir du croyant. »
Que devons-nous voir dans le miroir que nous tendent les djihadistes ?
Le reflet de notre
faiblesse. Au miroir du djihadisme, cette idéologie conquérante, nous
découvrons notre propre fragilité. Le djihadisme représente aujourd'hui la
seule espérance pour laquelle des milliers de jeunes Européens sont prêts à
aller mourir loin de chez eux: pour moi, tout part de ce constat d'épouvante.
Dès lors que nous admettons cette puissance de séduction, nous nommons notre
vulnérabilité. Parlant ainsi, j'ai bien conscience de m'engager sur un terrain
périlleux, car tracer un « nous » revient forcément à délimiter une frontière
avec « eux », au risque d'exclure. Mais les djihadistes nous y contraignent. En
disant « vous », en proclamant sans cesse «nous chérissons la mort comme vous
aimez la vie », ils harponnent un « nous » qu'il faut bien assumer.
Cette « religion des faibles » renvoie aussi à la faiblesse
de ce qui semble être devenu notre propre religion, celle du progrès et de la
postmodernité qui doute d'elle-même.
Nous sommes à la
croisée des chemins. Puisque vous évoquez la postmodernité, prenons le cas d'un
philosophe français souvent associé à ce courant : Jacques Derrida. Parce que sa
pensée voulait « déconstruire » la métaphysique occidentale, beaucoup en ont fait
un épouvantail. Un jour, je suis allé voir un rassemblement de la Manif pour
tous, à Paris, et j'ai entendu l'une des figures du mouvement, Tugdual
Derville, fustiger « Derrida et les déconstructeurs ». Je me suis dit « pfiou,
s'en prendre à Derrida, comme ça, devant des milliers de personnes, c'est assez
étonnant »…
Mais ce qui est
encore plus intéressant, et que Derville ne savait peut-être pas, c'est qu'à la
fin de sa vie, Derrida n'hésitait plus à dire « nous les Européens », en
soulignant la singularité d'un héritage à la fois riche et douloureux, où toute
pensée politique demeure gorgée de mémoire théologique. Au lendemain du 11-Septembre, et peu avant sa mort, Derrida est allé jusqu'à tracer des lignes
qu'on n'aurait jamais attendues sous sa plume. Lui, l'impitoyable
déconstructeur de l'Occident, lui qui n'avait jamais ménagé l'impérialisme
américain, en est venu à imaginer une situation où il aurait à choisir entre
deux camps : soit Bush, soit Ben Laden !
Personne ne l'avait
obligé à affronter une telle alternative. Personne, sauf Ben Laden justement.
Et Derrida a tranché : en dépit de tous les crimes passés et de toutes les
trahisons en cours, disait-il, la démocratie « laisse résonner en elle une
promesse invincible ». Aujourd'hui, beaucoup de gens de gauche qui avaient
coutume de vitupérer la démocratie libérale, ses mensonges et son hypocrisie,
sont confrontés au même dilemme. Au milieu des périls, quand cette démocratie
est ciblée, nous mesurons la valeur de ce que nous avions appris à détester.
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« Les eaux enivrantes de la mauvaise conscience » |
N'est-ce pas au contraire la haine de soi qui triomphe
aujourd'hui en Occident ?
A mes yeux, la
faiblesse qui nous désarme relève moins de l'autoexécration que du délire
narcissique. En effet, dans notre imaginaire progressiste, il a toujours semblé
évident que notre civilisation se tenait au centre du monde, à l'horizon de
l'Histoire, et qu'elle suscitait un désir universel. Si les « damnés de la
terre » devaient remettre en cause la prééminence de l'Occident, par exemple,
ce serait forcément en s'appropriant nos idées et nos valeurs : nation,
démocratie, socialisme…
Ici, le djihadisme
change tout. En se réclamant de toutes autres valeurs et en inscrivant son
action dans une durée qui dépasse de loin l'épisode colonial, il dynamite notre
credo progressiste. Mais la plupart des « faibles » occidentaux n'en veulent rien
savoir. Ainsi, les militants qui se réclament (un peu vite) de la théorie
postcoloniale croient remettre l'Occident à sa place, alors qu'ils le
maintiennent au centre en faisant de lui le seul acteur historique et l'unique
oppresseur possible. A leurs yeux, tout commence avec la colonisation et tout y
revient. Plutôt qu'une haine de soi, donc, je repère ici un péché d'orgueil,
qui permet à tant d'intellectuels et de militants de barboter dans les eaux
enivrantes de la mauvaise conscience. Mais à l'instant où ceux-là croient faire
amende honorable, ils redoublent de fatuité. Et quand ils pensent tendre la
main à « l'Autre» , ils le réduisent au rang de perpétuelle victime.
Aux yeux des
tiers-mondistes, il n'y a pas de place pour un quelconque « tiers ». Chaque jour
qui passe, pourtant, leur complexe de supériorité paraît plus absurde: alors
même que l'Europe est de moins en moins centrale, ils continuent à traquer
partout l'européocentrisme. Quand l'Europe avait des prétentions hégémoniques,
cette démarche était nécessaire. Désormais, elle me fait penser à cette boutade
du philosophe Cornelius Castoriadis: « La question “Est-ce que vous n'êtes pas
européocentriste ?” est une question européocentriste. C'est une question qui
est possible en Europe, mais je ne vois pas quelqu'un à Téhéran demander à
l'ayatollah Khomeyni s'il est iranocentriste ou islamocentriste. Parce que cela
va de soi. »
Cette boutade
pourrait résumer ma démarche. En creux, elle nous appelle à ouvrir les yeux sur
une réalité : maintenant que l'Europe est affaiblie, menacée, la question qui
s'impose n'est plus « Est-ce que l'Europe se tient au centre ? », mais « Qu'est-ce
qui nous tient à cœur? » . Bref : à quoi tenons-nous ?
Si nous sommes aussi fragiles, n'est-ce pas parce que
nous ne parvenons plus à nous définir ? Aujourd'hui, de la culture occidentale,
seul le marché et la technique semblent subsister…
De fait, l'Europe
économique et politique telle qu'elle s'est construite, l'européisme réellement
existant, si j'ose dire, ne fait plus rêver grand monde. Mais là encore, c'est
au moment où l'Europe se découvre vulnérable qu'elle peut renaître à elle-même,
comme espace de cultures et d'expériences spécifiques. Face à la terreur djihadiste
et aussi face au despotisme poutinien ou aux dérives trumpistes, l'Europe
engage davantage qu'un espace géographique ou une trajectoire historique :
l'urgence d'une responsabilité.
A l'horizon d'enjeux
aussi cruciaux que la religion, la justice sociale, l'égalité des sexes ou
l'écologie, le Vieux Continent se propose bel et bien comme le lieu d'une
différence associée à des modes de vie bien plus encore qu'à des valeurs
abstraites. En Europe, aucune religion ne peut régenter l'espace public. En
Europe, les manifestants peuvent donner de la voix sans y laisser la vie. En
Europe, la police défend la femme violée, pas les violeurs. En Europe, l'Etat
condamne les homophobes et protège les homosexuels… Cela n'a rien de théorique,
j'insiste là-dessus dans mon livre.
A l'instant même où
je dis « nous les Européens », je me proclame fils ou fille d'une histoire
tourmentée mais partagée, je prends sur moi, au sens le plus charnel du terme,
la promesse attachée à ce nom, Europe. Cette promesse est fragile, nous le redécouvrons
aujourd'hui. Elle mérite donc protection. Il faut la protéger d'elle-même, bien
sûr, en traquant ses démissions, ses pulsions xénophobes, ses renoncements en
termes de liberté. Mais il faut aussi protéger l'Europe de l'Autre, car il y a
de l'Autre, nous devrions le comprendre, enfin. Tout ne revient pas au même.
Dans Un silence religieux (Seuil, 2016), vous incriminiez la méconnaissance du fait religieux par la gauche. Le multiculturalisme n'était pas, selon vous, le véritable problème contemporain. Avec La Religion des faibles, vous semblez présenter une critique plus nourrie des dérives différentialistes de la gauche postcoloniale…
Peut-être. Mais
c'est surtout que mon sujet a changé. Avec Un silence religieux, je
voulais explorer notre incapacité à prendre au sérieux la croyance djihadiste,
sa dimension religieuse et sa puissance de séduction. Dans La Religion des
faibles, je m'intéresse cette fois à nos propres croyances, celles que le
miroir djihadiste nous oblige à regarder en face. Cela m'amène à poser la
question de l'identité. A cette question, j'essaye de répondre de manière
ouverte.
Le « nous » dont je
parle est un « nous » européen, donc de diverses origines et toujours en
mouvement. Un « nous » qui cristallise moins une identité pétrifiée qu'une
histoire assumée, des deuils partagés, des solidarités paradoxales, des
appartenances à la fois dispersées et alliées. Mais un « nous » quand même.
Celui d'une civilisation modelée par des influences combinées : la philosophie
grecque, le droit romain, l'éthique biblique, le rationalisme critique,
l'esprit des Lumières, la révolution démocratique, le libéralisme politique et
l'ensemble de leurs prolongements modernes, mouvement ouvrier, idéal
socialiste, prise de conscience antiraciste, émancipation sexuelle…
En tant que
tradition collective, ce qu'on appelle « la gauche » est née dans ce berceau.
En ce sens, le gauchisme « postcolonial » auquel vous faites allusion
représente en réalité un pur produit du « progressisme blanc », pour utiliser
le lexique de ses zélateurs. Mais un produit de décomposition. C'est ce qui
reste de la gauche quand elle a tout oublié.Assistons-nous à votre propre tournant identitaire?
Ce serait moins un
tournant volontaire que des retrouvailles sous contrainte… Comme beaucoup de
gens issus d'une famille de gauche, j'ai été élevé dans une culture politique
inséparable des valeurs anticolonialistes, antiracistes ou féministes. Or,
quiconque a hérité de cette culture est aujourd'hui dérouté, voire un peu
paumé… Ces dernières années, j'ai rencontré de nombreuses personnes qui
appartiennent à cette même tradition et qui sentaient bien qu'elles étaient
aussi visées par les djihadistes, et par les islamistes en général, mais sans
trop oser aborder le sujet de peur de « faire le jeu » de l'extrême droite.
En Iran comme
partout où l'islamisme a pris ses aises, les syndicalistes, les militants
ouvriers ou féministes ont été assassinés par des fanatiques pour qui la gauche
est une perversion occidentale… En cela, les islamistes donnent raison à Marx,
qui concevait le socialisme comme un élan spécifiquement européen, par
opposition à ce qu'il nommait le « despotisme oriental ». Le « nous » que
ciblent les islamistes, c'est celui qui rassemble « notre vieil Occident de
chrétiens, de socialistes, de révolutionnaires, de démocrates… » dont se
revendiquait l'écrivain libertaire Victor Serge tout juste libéré des geôles
staliniennes, en 1936, quand il respira l'air de Bruxelles.
Ainsi, les gens de gauche qui croient pouvoir échapper à la
question de l'identité devraient comprendre que leurs valeurs, leur mémoire,
leur vocabulaire, leurs réflexes même sont enracinés dans cette aventure
singulière, limitée dans l'espace, et peut-être dans le temps, qu'est la
civilisation européenne
Si l'on veut éviter
que cette question de l'identité soit monopolisée par les tenants d'une
appartenance claquemurée, tribale, raciste, il faut l'affronter loyalement.
C'est urgent.
Constatant que le
temps où l'Europe était sûre de son identité appartient au passé, le penseur
britannique d'origine jamaïcaine Stuart Hall, vedette internationale de la
gauche intellectuelle, ne dit pas autre chose quand il affirme, à propos du
conflit entre islam et Occident : « La question de la différence culturelle n'est
pas simple, mais c'est une question sur laquelle nous allons devoir nous
pencher parce que, sinon, nous allons nous entretuer. »
Pensez-vous comme Samuel Huntington que nous nous
dirigeons vers un « choc des civilisations » ?
Il y a un gros malentendu autour de cet auteur, que peu ont lu. Dans son célèbre livre, Huntington n'appelle pas de ses vœux ce « choc des civilisations ». Il constate simplement que les conflits internationaux relèvent de plus en plus d'enjeux culturels et civilisationnels. Il exhorte donc les Occidentaux à prendre conscience que leur universalisme n'est pas le seul, et qu'il est défié par au moins six ou sept autres modèles.
Dans mon livre, je
montre que par le passé, bien des intellectuels de gauche ont écrit des choses
assez proches. Ils considéraient comme une évidence que l'Occident n'était pas
seul sur terre, et qu'il était né à la conscience de lui-même lorsque ses
prétentions universalistes étaient entrées en concurrence avec d'autres
systèmes de valeurs, à commencer par celui de l'islam. Alors, je ne sais pas si
l'avenir nous réserve un « choc des civilisations », mais on peut affirmer que
nous vivons déjà un choc des universels. Les djihadistes l'ont bien compris,
eux dont le discours est souvent décrit comme un « particularisme », alors que
leur force réside précisément dans leur puissance d'aimantation universelle.
Pour éviter que ce choc tourne mal, rien ne sert de le nier. Mieux vaut
admettre qu'il n'y a pas d'universalisme sans conflit, car tout universalisme
rassemble en tranchant.
Si le vieil
universalisme européen n'a plus vocation à s'imposer, il devrait encore pouvoir
se proposer sans honte. Depuis toujours, il n'a de sens que par contraste avec
d'autres, et il engage un discours partagé, lui-même ancré dans des pratiques
sociales. Parce que ces modes de vie sont brutalement visés, aujourd'hui, ils
exigent que l'Europe, principale cible des djihadistes, ose ce que le dissident
polonais Leszek Kolakowski appelait une « autoaffirmation défensive ».
Propos recueillis par
Alexandre Devecchio et Eléonore de Noüel
Article paru le 12 octobre 2018 dans Le Figaro