JOUR APRÈS JOUR























La rue parle de plus en plus « comme à la télé » — ou à la radio.
Le terreau du langage est semé d'intonations fausses et imbéciles héritées de la publicité, les voix en toc des « comédiens de doublage » qui postsynchronisent aussi les séries et les blockbusters américains et qu’on rencontre parfois à visage découvert, le talent tout aussi indécelable, au générique des fictions françaises dont le petit écran devenu géant a fait son ordinaire. Dans un premier temps ces films de télévision ressemblent aux fruits d'un ratage puisqu'ils ont échoué à traduire le réel, n'en livrant qu'une caricature improbable où manquent les nuances et la subtilité qui fondent le miracle de l'humain. Mais le public, à commencer par les populations récemment arrivées et les jeunes générations, les plus influençables, ce public spontanément admiratif de la puissance du travail audiovisuel et de ses « dispositifs », de même qu’au 19e siècle il s’imprégnait jusqu’à l’imitation des ressorts psychologiques que lui dévoilait le roman stendhalien, s'approprie aujourd’hui sans recul l'univers bâclé qu'on lui déroule incontinent. Il croit que c'est ainsi que la vie devrait être, et qu'on devrait parler, et il se met à parler ainsi, et à penser comme les personnages, à ne plus même penser qu'à travers les clichés qui lui sont plus que suggérés, non pas au bénéfice d'une littérature émancipatrice mais du plus misérable des romans de gare et, in fine, de l’idéologie marchande. De haut en bas, la bêtise avance.

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L’air concentré, le sérieux, la gravité des petites filles prématurément responsables (de leur petit frère, de leur mère invalide, du monde des adultes qu’elles pressentent chancelant). Elles sourient rarement et leur sourire alors est souvent un sourire de compréhension bienveillante. La petite fille raisonnable qui veille sur son petit frère, lui tient la main, porte son plateau. Le sérieux de l’enfant relève du sacré, quand celui des adultes procède de la résignation, sinon de la peur et de la désillusion. C’est le sacré d’une conscience spontanée de la responsabilité, de la confiance donnée et due.

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Viendra un temps, hélas, où les petits bourgeois éclairés qui rosissent de fierté à s’encanailler auprès du peuple neuf jusqu’à en adopter les codes, le parler, la brutalité quand elle se veut culture, mesureront en une douleur sans appel le poids de leur inconséquence.

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Elle entre parfois dans les églises à l’heure de la messe. Attend, sans pouvoir se concentrer sur autre chose, l’instant où le prêtre intimera aux fidèles de se « donner la paix ». Alors elle se tournera vers un voisin inconnu qui ne s’en étonnera pas et même lui sourira, ils s’étreindront la main en murmurant avec plus ou moins de naturel « La paix du Christ ». Ainsi se formera, sur chaque rangée de chaises, une chaîne humaine. Mais ce jour-là, à sa gauche et à sa droite, il n’y a personne. Elle est seule sur sa rangée.


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« Le progrès, ce malade qui change sans arrêt de position… »

Thomas Mann — La Montagne magique

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Selfie, 1920













 






 

 















« Le désir de photographier est le contraire du désir de signifier à tout prix, de témoigner ou d’informer. Il est de l’ordre de la sidération et de l’illusion. De l’ordre de la disparition aussi, car si quelque chose veut devenir image, ce n’est pas pour durer, c’est pour mieux disparaître. »

Jean Baudrillard — Sur la photographie 
(1999 /-11 av. Instagram)

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« Si j’écoute un homme de gauche parler aujourd’hui, on le reconnaît au fait qu’il ne peut pas faire trois phrases sans utiliser les verbes ‘‘stigmatiser’’ ou ‘‘discriminer’’. Je viens de relire les huit tomes du Capital (de Marx), je n’ai pas trouvé ces deux mots une seule fois. »

Jean-Claude Michéa — Les Matins de France Culture — 6/3/2013

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Actualité du dialogue entre les philosophes Jean Hyppolite et Julien Freund
alors que ce dernier soutenait sa thèse en 1965 (rapporté par Pierre André Taguieff) [1].

Hyppolite : « Sur la question de la catégorie de l'ami-ennemi, si vous avez vraiment raison,
il ne me reste plus qu'à aller cultiver mon jardin.
 »

Freund : « Écoutez, Monsieur Hyppolite, vous avez dit […] que vous aviez commis une erreur à propos de Kelsen [ juriste austro-américain ]. Je crois que vous êtes en train de commettre une autre erreur, car vous pensez que c'est vous qui désignez l'ennemi, comme tous les pacifistes. Du moment que nous ne voulons pas d'ennemis, nous n'en aurons pas, raisonnez-vous. Or c'est l'ennemi qui vous désigne. Et s'il veut que vous soyez son ennemi, vous pouvez lui faire les plus belles protestations d'amitiés. Du moment qu'il veut que vous soyez son ennemi, vous l'êtes. Et il vous empêchera même de cultiver votre jardin. »

Hyppolite répondit : « Dans ce cas, il ne me reste plus qu'à me suicider. »

[1] Julien Freund — Au cœur du politique

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« De quel côté se trouvera la jeunesse généreuse dans la bataille entre la littérature et la barbarie, voilà une question qui ne me pose aucune inquiétude. »

Thomas Mann — La Montagne magique

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Avec l’expérience advient de plus en plus tôt la phase du renoncement à convaincre. On comprend qu’il est vain de vouloir intervenir sur la marche des choses quand bien même on saurait mieux qu’elles — et avec quelle pertinence ! — ce qui leur serait profitable. On apprend la sagesse suprême qui consiste à se retenir de dire ce qu’on croit devoir être dit, de faire ce que l’évidence paraît imposer. Car ce que le temps a fini par enseigner, c’est qu’il ne faut pas tenter d’interrompre le cours de ce qui ne nous appartient pas et doit aller jusqu’à son terme, si navrant et manifestement évitable soit-il.

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Il n'est pas nécessaire de croire au principe du retour de karma pour constater que la conscience aiguë du mal qui vous est fait permet seule de mesurer celui qu'on a pu faire et sinon de l'annuler, du moins de s'empêcher de le reproduire.

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« Ouverture de l’école à l’entreprise. » Violence faite aux enfants pour qu’ils intègrent les codes de survie contemporains, les injonctions à satisfaire aux critères de réussite (matériels, esthétiques, comportementaux) imposés par l’uniformisation marchande. L’âme assaillie, souillée, cette enfance-là meurt jeune.

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Les bras chargés de fleurs, la jeune blonde marche en menant joyeuse conversation téléphonique, peu attentive à son environnement. Elle trébuche et pour ne pas tomber s’agrippe de sa main libre à l’épaule d’une dame qui passait à côté d’elle et sursaute. Les deux visages se fixent un court instant qui se prolonge, la jeune blonde contemple la passante à qui elle doit d’avoir sauvé son équilibre et reste muette, ni ne sourit. A ses hochements de tête, on comprend qu’elle est toujours suspendue aux propos de son interlocuteur cellulaire. L’autre dame la contemple également, attend peut-être, sûrement, en vertu des convenances, une parole, un « excusez-moi », mais rien ne vient. La jeune blonde lui a lâché l’épaule, elle est ailleurs. Les deux marcheuses se séparent sans un mot.

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« Si tu échoues dans une entreprise, fais descendre l’unanime en toi. Ton âme se sauvera comme un chien qui tient un os. Quand elle aura fini de ronger sa peine, laisse-la revenir. »

Jules Romains — Manuel de déification

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Bord de Seine, jour de soleil. L’homme repose allongé sur un transat, à l’ombre d’un troène. Elle est très blonde, assez jeune, Ray-Ban, un ceinturon clouté comprime sa taille. Le petit chien qu’elle retient au bout d’une laisse télescopique vient flairer le tronc d’arbre, tout à côté du dormeur. Il va pisser ? Sa maîtresse n’en a cure et le laisse faire, mais le chien hésite. Finit par lever la patte. Soudain elle a comme une révélation. « Bah non ! » Elle tire sur la laisse et traîne l’animal vers un autre arbre. Il y eut délai de latence, mais tout de même, prise de conscience.

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Condition posée à la contemplation des foules : ne pas craindre le regard de ceux que l’on regarde.

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« L’ennui naquit un jour de l’uniforme ôté. »

Henry de Montherlant


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De la difficulté de conserver sa dignité à trottinette quand on est une femme active à la fringante quarantaine. Maladroitement campée sur la minuscule plateforme d’un jouet de petite fille, ahaner silencieusement en poussant, poussant, de toute la vigueur d’une jambe unique et bête, fût-elle enlegguinée.

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Ce qui coûtait (valait), ne vaut (coûte) plus rien. Prendre une photo, enregistrer une voix. Evanouies la pellicule, la bande magnétique, jadis précieuses. On n’a jamais souhaité accumuler autant de traces (clichés), jamais ces traces n’ont été si fragiles, presque vaines, quasi invisibles — immatérielles. Dilution de l’être. Disparition.

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Plus vains que ceux qui cherchent une explication à tout : ceux qui la leur fournissent.

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Jardin du Luxembourg. Joueurs d’échecs. Le coin des fous. Hommes entre eux massés autour du blitz comme d’une mise en terre, ou d’un gang bang. Silence recueilli. Tout est figé sauf le va-et-vient spasmodique des protagonistes, duel à mort en train de se jouer, raideur muette des témoins, participants putatifs dressés au crépuscule en état de solidaire et commune fascination — fascinum.

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Devant l’église Notre-Dame-de-Lorette. A la terrasse du bistrot qui fait l’angle, adossé à l’étal du marchand de primeurs, voir déboucher un à un du Faubourg-Montmartre les passants entamant à grands pas leur ascension de la rue des Martyrs, devenue rue de l’Abondance et de la Vie facile — comme entreraient en scène les personnages d’un marivaudage urbain surgis d’une histoire passée et pourquoi pas recommencée, au gré du rêveur émerveillé par l’inlassable renouvellement des rôles que distribue l'existence.

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« Chacun se fera son opinion. »

David Pujadas

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Ne jamais laisser traîner, absent à l’instant, un regard dur que quelqu’un risquerait de prendre pour lui.

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Chercher éperdument sur les visages filants la trace d’une expression pour laquelle chez une autre, jadis, on aurait tout donné. Se forcer à la trouver, se mentir, vouloir y croire. Conjurer l’oubli par une réminiscence convoquée malgré elle.

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Si l’on ne veut pas avoir l’air vieux il faut fréquenter des gens qui vous ont connu jeune. Ils ont imprimé en eux, de vous, une image originelle, matricielle, qui a quelque chance de demeurer à jamais immuable et leur permet de s’illusionner sur la leur. C’est un échange de bons procédés.

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« Surveillance vidéo permanente / Vigile armé ». Affichette collée sur la vitrine d’une boutique de prêt-à-porter.

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Lutter contre la sympathie élective, l’inclination naturelle. Sans cultiver la mortification, s’intéresser contre l’instinct à ce (ceux) qui devrait (devraient) ne pas nous attirer. Chercher l’égalité d’attitude et d’appréhension du monde.

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« L’amour le plus exclusif pour une personne est toujours l’amour d’autre chose. »

Marcel Proust

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Dans la file d’attente croisée sans s’arrêter, les yeux noirs d’une apparition. Patience songeuse, promesse d’intégrité. La douleur de sa perte avant même de l’avoir connue. Les inoubliées.

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« L’air est plein du frisson des choses qui s’enfuient. »

Charles Baudelaire

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«  J’vais pas mettre cinquante euros dans une cravate, hein, c’est pas mon délire. J’me vois pas rien lui offrir pour son anniversaire, mais trente euros, enfin, vingt-sept euros, si j’lui trouve un truc drôle ça ira, quoi. » (Mère et fille en terrasse.)

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Se traitent de bâtard. Hurlent leur propre indétermination.

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Cahier d’intentions de prière, à l’entrée de l’église. « Seigneur faites que j’aie une entreprise et une Ferrari. Merci. Je vous aime fort. Amen. » Plus bas : « Seigneur fais que mes problèmes d’acné disparaissent et que j’aie une jolie copine. »

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« Pourquoi voudriez-vous qu’on s’abîme la notion qu’on a des choses en les fréquentant ? »

Jacques Brel

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Radieuse et comprimée sous son araignée de kevlar, la fierté citoyenne du vélocipédiste casqué (principe de précaution). « L’époque fait de nous des déambulants approbatifs » — Philippe Muray.

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Quand l’adulescence urbaine a commencé à trouer ses jeans pour les porter déchirés, la nostalgie des temps brutaux, du « morceau de fer qui pénètre la chair » (Simone Weil), n’a plus fait aucun doute. Tout pouvait désormais revenir. On a cru voir dans le dépiéçage de denim une solidarité avec les gueux et les déshérités, un grand cri punk et rebelle, alors que cette rébellion-là traduisait l’insupportable persévérance d’une ère de paix et de prospérité — d’exorbitant ennui.

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Il est désormais possible à une femme poursuivie par la concupiscence des regards non désirés de les soutenir sans faiblesse et sans hâte. Il lui suffit pour cela d’être ostensiblement pendue au téléphone. La conversation avec un autre espace, la non-présence à celui-ci, tout au moins la présence simultanée à une double sollicitation, fournissent un prétexte parfait à l’effronterie, à la provocation sans risque, à tout ce qui peut expliquer qu’il soit si plaisant de ne plus échapper aux mille et une caresses de l’ordinaire boulimie oculaire : «  Je ne suis pas vraiment là, j’ai donc le droit de te fixer droit dans les yeux. Mon impudence est excusée par ma semi-absence. »



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Elle marchait vite en se tenant très droit. A chacun de ses pas, ses jambes pâles aux tendons nerveux semblaient traversées d’une vibration particulière, comme si le bitume lui renvoyait l'écho moqueur et électrique de sa posture trop affectée.




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Assis seul en terrasse, importance de la chaise vide. La deuxième chaise où l’on s’accoude parfois mais qu’on n’a pas besoin d'effleurer pour se sentir mieux soutenu. Lorsqu’elle disparaît, happée par la nécessité d’exister en tant que chaise pleine, c’est un gouffre qu’elle ouvre derrière elle, un îlot soudain submergé par la conscience du vide qui l’entoure. A la terrasse des cafés, le départ de la deuxième chaise est un arrachement, une naissance aux forceps, vertigineuse et inacceptable. Il lui arrive heureusement de revenir, telle une seconde chance, une bouée jetée au noyé, un rappel à la matrice. Il lui suffit d’être là, tranquille et digne, raide comme entre deux tangos et cependant soumise, pour participer à la reconstitution de l’amniotique félicité du bébé buveur.


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Saint-Germain-des-Prés. Au lieu du vieux drugstore, un caveau anthracite — Armani. Entre Flore et Rhumerie, des indéracinables miment l’empressement. Les meut encore ce qui survit de leur importance. Des terrasses on dévisage les gens d’ici et leur regard d’hier, que voile une ombre d’inquiétude. Ils sont les vrais touristes,  touristes d’eux-mêmes en perpétuelle visite chez ce qu’ils furent. Leurs ombres sveltes, calfeutrées sous des tissus de prix, se déplacent vite vers une destination à laquelle ils semblent se forcer à croire. Ces corps-là, auxquels l’élégance désuète compose une seconde peau, ne portent rien sur eux. Ce sont leurs vêtements qui les portent et les conduisent, sans plaintes ni cahots, dans la poussière d'un siècle éteint. 


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Il arrive que sa myopie inavouée, c’est-à-dire non corrigée, suscite le malentendu ; ainsi lorsqu’elle fixe sans le savoir, les pupilles évasées par la candeur, un passant mâle qui n’en demande pas tant pour se penser irrésistible. Habitude aggravante, sa marche floue s’égaye le plus souvent d’un sourire simple et bon enfant adressé, sans discrimination circonstancielle, morale ou esthétique, à l’univers, à l’ensemble des forces par lesquelles il se manifeste. Là encore, quiconque reçoit par accident la grâce de cet ingénu consentement à la beauté du monde risque gros à se l’approprier comme si elle lui était précisément destinée. Car la flèche décochée n’a pas d’origine ni d'archer, non plus de trajectoire. Elle sème l’amour sur son passage comme le vent d’avril chasse d’arbre en hommes le pollen fatal et vital qui les fera éternuer jusqu’en juin, par le jeu d’un hasard mystérieusement nécessaire.


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Trois lycéennes en baggy rose, qui sentent la bulle de malabar.
 — Tu aurais pu me le dire que Jérémy y t'avait pris la bouche. Ça m'aurait évité d'accepter qu'y me prenne la bouche aussi !
– Bah comment tu voulais que je te le dise ?
– T'aurais pu m'envoyer un texto.
— Et il est beau au moins Jérémy ?
– Est-ce qu'il est beau Jérémy ? C'est un pur beau gosse.


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– T'as de la musique bien sur toi ?
– Bah oui, c'est le principe d'un iPod. Tiens, écoute. Celle-là elle fait déprimer.


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— Jeremy trouve que je mets pas assez d’ambiance dans mes sms. Pourtant je mets toujours des smileys.


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Embarras et péché d’envie des touristes ordinaires, ignorantes des codes de la dernière branchitude, lorsqu’elles croisent les autochtones stylées.


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Paris-Plage, La Villette. Tango argentin. Transfigurations. Les petits s'élèvent, les gros s'affinent. Les vieux pour tout âge ont leur joie : sillons fertiles des faces voyageuses. Rayonnement des timides, les invisibles éclosent, resplendissent. Suspension des hostilités possibles et des vertiges existentiels. En bord de piste, fascination presque gênée — admirative. Envies.


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Entre chien et loup, le grésillement chevrotant des phares de vélib’.


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Elles avancent côte à côte face au froid, sans se toucher ni se regarder. « Ça suffit. Y'a pas que toi sur cette planète. »  La mère mord à ses lèvres une onde de plaisir qui lui fait un rictus. Manteau ouvert, les bras ballants, l'enfant marche et se tait.


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La morgue du soliloque urbain à oreillettes. Le mépris qu’il institue, diffuse et entretient à l’égard des semblables moins notoirement appareillés. « Je ne vous parle pas. Je suis ailleurs, et pas mécontent de décontenancer ceux qui me croisent, assez naïfs pour imaginer un seul instant que je m’adresse à eux. »


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Certaines femmes n'ont aucune allure, quand elles vont et qu'on les regarde arriver. Puis à mesure qu'elles se rapprochent, que leur personne se précise au-delà de la silhouette pré-requise par les conditionnements culturels du regardeur, il se produit comme un précipité chimique, une apparition graduelle et vive de quelque chose (une substance ?) qui désarme la connaissance supposée, dissout les jugements définitifs. Une harmonie invisible à distance, un équilibre particulier se mettent en place où les seules proportions à intervenir sont celles de la réalité, les contours de l'être singulier, loin de ses avatars interchangeables : l’annonce de la surprise possible et non de l'objet illusoire, aussi absent qu'il est infiniment reproductible.


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— Je regarde passer les gens et je les aime moins pour ce qu’ils sont que pour ce qu’ils ne sont pas.

— Pour ce qu'ils ne sont pas ?

— … Ils me séduisent par ce qui leur manque et sans lequel ils vivent quand même. En tenant bon, en souriant, en aimant comme ils peuvent. Leur manque d’argent, d’éducation ou de ‘‘classe’’, leur absence d’amour, de beauté, de grâce manifeste ; de chance. Ils m’impressionnent par leur force digne. J’aime l’amour qui résiste en eux, les fait avancer. La manière avec laquelle ils s’arrangent de la réalité. Ils ne font pas semblant d’avoir tout, eux.

— Tu parles de qui au juste ? Des gens qui sortent du métro ?

— De ceux qui défilent, qui passent, qui vivent, qui trottent, qui dansent, qui traînent, qui hésitent, qui espèrent, qui fuient, qui reviennent… Tous ceux-là, oui.

— Tu les aimes en bloc, parce que tu ne les connais pas. C’est une émotion esthétique. Cérébrale. Et condescendante. Si tu les entendais parler, tu commencerais déjà à leur trouver des défauts.

— Je les entends parler. Des bribes de conversations. Qui dévoilent une intonation, une filiation, un début d’histoire. Je ne les en aime pas moins.

— Tu es toujours dans l’imaginaire, là. Et même, pardon, dans le cinéma. Tu te fais un film. Alors que tu ne supporterais pas de passer plus de dix minutes en tête à tête avec la plupart de ces jolis passants. Déjà, tu les trouverais stupides. En tout cas, beaucoup trop bêtes pour toi. Ton amour pour ces gens pressés et anonymes, c’est un refuge. Une consolation. Depuis cette terrasse de bistrot, la distance est assez grande, entre eux et toi, pour que tu puisses les aimer sans risque.

— … Peut-être l’amour que je leur porte n’est-il en effet que théorique. Conceptuel. Désincarné. Mais le regard posé sur eux concourt à les rendre aimables. L’amour, peut-être idéal, qu’ils m’inspirent enclenche un processus on ne peut plus réel, de part et d’autre. Je les vois à leur meilleur.

— Tels qu’ils devraient être !

— Tels qu’ils sont, pourvu qu’on accepte de reconnaître en eux ce qui les relie à nous. Ce qui, en nous, fait écho en eux. Ce que nous avons également de meilleur.

— Et quand ils te fument dans la gueule ? Parfaitement indifférents à ton sort et à tes bronches délicates ? Tu veux que je te dise ? En fait tu les aimes, les gens, tant qu’ils ne te font pas chier.


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C'est un trentenaire à barbe de trois jours, réglementaire, qui marche vers un lieu de bacchanale inconnu. Au bout de son bras distendu, comme un appendice naturel, le pack de Kro destiné à lui assurer l’ébriété lourde sans laquelle toute joie est aujourd’hui inatteignable. 


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Un peu plus jeune, le même en fille. Fraîche et joyeuse, la robe au vent. Parents aimants, sûrement, et belles études. Porte elle aussi la bière à bout de bras, par le goulot, à moitié bue. Balancement synchrone de l'Heineken et de la marche. Vision du nouveau siècle. A elle, à eux, trouver (quoi qu'il en coûte) des excuses. 


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A quoi pensent sur leur banc les vieilles dames assises, quand elles regardent vers vous ? Plissent les yeux, lisent en dedans : percent vos désirs contrariés. Mesurent, pour l'avoir  enduré, et en être malgré elles allégées, le poids de votre solitude commençante, votre vertige au bord du temps qui reste.


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A chaque entrée d’une femme dans ce restaurant, il jette vers elle le même regard que dans les chenils, vers tout visiteur et possible sauveur, les chiens proposés à l’adoption.


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Publicité dans le métro (Noël). « Revendez vos cadeaux ! » . Soyez sans scrupule. Décomplexez-vous. Déliez-vous des réticences morales qui vous attachaient encore à la société des humains pusillanimes. Soyez fort et jouissez de votre émancipation. Rien ne doit vous inhiber, et surtout pas l’idée qu’un geste – un don – puisse avoir davantage de valeur qu’un objet. Allez au plus direct, soyez brut, évitez circonvolutions et politesses inutiles. En toute chose choisissez le chemin le plus court. Si possible instantané. Haïssez la distance, la patience, l’attente, le formalisme, le scrupule. Désirez et prenez sans vergogne. Balèze dans la civilisation.


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— Je voudrais que ma vie soit plus simple, tu comprends.

— Plus banale ?

— Non. Moins… fatidique. Je veux dire… Je voudrais que les événements qui se produisent cessent de prendre à chaque fois une importance… destinale.

— Destinale ?

— Chargée de sens. Lourde de sens. J’en ai marre d’avoir l’impression de payer un vieux karma à chaque fois qu’il m’arrive quelque chose.

— Tu penses que tout est déjà déterminé ?

— Un peu. Beaucoup, oui.

— Ce ne serait pas une construction de ton esprit ? Le fruit de tes croyances ? Après tout, personne ne t’a forcée à prêter de l’importance à la notion de karma.

— Oui, oui. Mais non. Ce n’est pas une vue de l’esprit. Il ne m’arrive vraiment que des choses importantes. Décisives. Signifiantes. Dans un sens ou dans l’autre. Plutôt dans un sens que dans l’autre, d’ailleurs.

— Négatif ?

— En tout cas angoissant. Impossible de se sentir léger. A chaque fois que je choisis une direction à un feu rouge, j’ai l’impression de jouer ma vie.

— C’est vrai, et ça ne l’est pas. Si tout est déjà déterminé, la direction que tu prendras au carrefour sera forcément la bonne.

— Mais c’est insupportable d’hésiter ! De balancer comme une conne sur mon vélo, entre l’avenue de gauche et le boulevard de droite ! Sans rien sentir qui m’indique le bon choix.

— Arrête d’hésiter. De te poser trop de questions. Peu importe que tu ailles à droite ou à gauche, au croisement. Puisque c’est écrit. Nous sommes embarqués, déjà, Pascal l'a dit !

— C’est irresponsable ! On ne peut pas se laisser ballotter comme un fétu de paille. Si on est conscient, on doit être capable de sentir ce qu’il est juste de faire. Les réponses sont en nous, tu me l’as assez répété.

— Il n’est pas toujours souhaitable de poser des questions. Laisse faire la vie, un peu. Rien n'est grave, n’oublie pas. Tu verras que les événements qui surviennent ne sont pas si lourds qu’ils en ont l’air.

— Mais ils sont lourds ! Tout ne cesse de s’enchaîner, chaque décision, ou absence de décision, déclenche une série de conséquences sur ma vie. Rien de ce qui m’arrive en ce moment n’est anodin. C’est épuisant.

— Rien n’est grave, et tout a de l’importance. Tu n’es pas si différente de la masse des êtres humains. C’est l’époque qui n’est pas anodine. Rien de ce que nous entreprenons n’est en effet sans conséquence. Tout fait sens, je suis d’accord avec toi. Mais rien n’est grave.

— Je ne comprends pas.

— Ne t’oppose pas. Ne fais pas obstacle. Laisser faire, c’est une décision. Ça te semble passif, mais c’est de la pure action. Non-agissante.

— Non-consciente, aussi.

— Pas du tout. Ta conscience s’embrouille lorsque tu t’épuises mentalement à chercher l’action juste. Ton être subtil est bien plus conscient que ton mental. Laisse-le décider. Lui sait ce qui est bon pour lui. Donc pour toi. Cet apaisement mental conditionnera les événements à venir, qui t’apparaîtront plus légers. Évidents. Simples. Justes. Pas la peine de se faire un film.

— Tu me trouves mégalomane ?

— Non. Enfin… Il est sain que tu aies conscience de l’importance de tes actes. Mais il est vital que tu prennes aussi conscience de leur non-importance.

— C'est ça. Tout est dans tout et réciproquement, bien sûr.

— C’est un peu ça, oui. Nous sommes infiniment petits, des grains de sable, et détenons un pouvoir dont nous n’avons pas conscience, sans limite. Nous sommes le monde. Nous le contenons dans chacune de nos cellules. Et tous ensemble nous le constituons, perpétuellement reliés, en constante interaction. Il n’est pas question pour autant de devenir mégalomane. Et pas question non plus de s’oublier. Cesse de croire que ton destin dépend de la décision que tu t’apprêtes à prendre. Ce qui déterminera ta vie, c’est la disposition d’esprit dans laquelle tu te trouveras. Pas ce que tu feras ou ne feras pas. Il s’agit d’être.


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Les gens sont bien obligés de révéler les secrets qu'on leur confie puisque la plupart d'entre eux n'ont rien à dire à leurs semblables. On dit des choses qu'on ne devrait pas dire, car ce sont les seules à vous venir à l'esprit. La confidence est moins dictée par l'indiscrétion que par la facilité.


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— Est-il possible d’avoir trop de souvenirs ?

— C’est ce que tu ressens ?

— Parfois, oui. Souvent.

— Et ça te gêne ?

— Disons… Qu’ils sont trop nombreux, quoi. Pas organisés. Ce n’est pas que je vais les chercher, enfin pas consciemment, mais ils se présentent, ils se bousculent, et viennent en quelque sorte parasiter le présent.

— Ils se « présentent »  dans ton présent…

— Oui, c’est tout à fait ça. Je veux dire qu’ils sortent de leur état d’objets passés, sans y être invités. Du coup les événements du présent perdent de leur… nouveauté. Ils ne sont plus inédits, puisqu’à chacun vient se raccrocher un moment comparable, ou une sensation voisine, voire une explication à telle ou telle émotion, qui ne serait que la reproduction d’une autre, plus ancienne, ou le désir de la retrouver.

— Tu réfléchis trop.

— Pourtant ça arrive même et surtout quand je ne réfléchis pas, enfin, quand j’essaie de faire le vide. C’est là que je perçois avec le plus d’intensité la puissance de cette mémoire, puisque justement je ne la sollicite pas. Je suis assise à une terrasse de café, je contemple le flot des gens qui sortent du métro, traversent sur le passage clouté ; j’ai l’esprit et les yeux dans le vague, et dans la vague. Je suis disponible à ce qui pourrait survenir de neuf, en tout cas à la vivante présence de cette humanité qui passe. J’ai l’impression qu’elle me nourrit. Mais quelque chose s’interpose encore trop souvent, cette espèce de communion, entre ce corps charnel, démultiplié, vers lequel je suis tendue de tout mon être détendu, et moi. Et ce quelque chose, c’est la mémoire. La réminiscence.

— « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans… »   C'est de la « recollection », en anglais dans le texte. Ta collection de souvenirs et de vies humaines qui te rattrape. Tu n’arrives pas à t’en débarrasser. Au fond tu es une emmagasineuse, une accumulatrice, une collectionneuse rohmérienne, assez vampirique dans ton genre. Le sang de toutes ces vies dont tu sembles n’avoir jamais cessé de te nourrir irrigue désormais ta conscience du monde.

— C'est un peu emphatique mais il y a de ça.

— Ce qui m’inquiète, c’est que ce destin de buvard (désolé si je suis désobligeant) n’incite pas à la solidité. Tes qualités d’éponge, si tu préfères, risquent de ne pas laisser beaucoup de place à ta substance spécifique. A celle que tu es vraiment.

— Mais je suis composée de tout cela. Des autres. Du passé et du présent. Je te l’ai dit, ça me nourrit. Je comprends que ça me limite aussi. C’est là où je flotte un peu.

— Tu te perds ?

— Non, pas encore. Enfin, je ne sais pas. Si, peut-être. Mais ça me fait tellement de bien, en même temps.

— De te perdre ?

— Mais non. Enfin, de m’imprégner comme ça de la pulsation du monde. Si facilement. Sans avoir besoin de substances hallucinogènes ou seulement relaxantes.

— Alors tout va bien…

— Non, je ne peux pas dire ça. Je vois bien qu’il manque quelque chose.

— Je croyais qu’il y avait un excès de quelque chose, au contraire. Un trop plein.

— Oui, ça manque et ça déborde en même temps. Trop de souvenirs, de références, de correspondances. Un visage qui renvoie à un autre, une odeur, une succession de petits faits anodins qui permettent à ce vaste cœur de palpiter.

— Trop de mémoire…

— Et pas assez de vide. Je sens bien que c’est là que ça se passe. Dans le vide. J’essaie de faire le vide, je te l’ai dit. J’y parviens assez bien. Mais pas tout à fait. Donc c’est comme si je n’y parvenais pas. Mon vide, quand je l’atteins, se remplit instantanément de mémoire. Et pas forcément de ma mémoire personnelle.

— Mais encore ?

— … J’ai l’impression que certaines de ces réminiscences ou visions, je ne sais pas, ne m’appartiennent pas en propre. Qu’elles ne viennent pas toujours de ma vie,  ni de mon passé.

— De ton inconscient peut-être.

— Oui. Et non. Tu sais, c’est comme avant de m’endormir, le soir. Je me sens envahie de visions incontrôlables qui mêlent les agissements de l’inconscient à des choses qui me sont complètement étrangères.

— La mémoire ne peut survivre sans l'oubli. Peut-être faut-il se débarrasser de ses souvenirs, même et surtout des meilleurs, pour atteindre au vide souhaitable. En une sorte de lobotomie volontaire.


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C'est un bobo, ainsi qu'il faut nommer les jeunes urbains actifs rachetant par un vote Europe Ecologie-Les Verts leur adhésion aux nouvelles lois de la jungle (chacun pour sa gueule et empathie pour le neuf-trois). Un bobo donc qui traîne son fils, deux ans et quelque, sur un trottoir bobo. Traîne est trop dire : marche sans se retourner. Trois mètres derrière, le gosse hurle à la mort — des riverains dérangés passent le nez à la fenêtre. Le bobo trace et l'enfant hurle, ruisselle de morve et de larmes. Le père songe à l'étrangler, se repent. Au feu, avant de traverser, se tourne vers la petite chose cramoisie qui hoquète et tressaute à chaque épuisement de son cri rauque, comme un vinyle gondolé. Des terrasses montent de vagues regards. En s'engageant sur le passage clouté, le père saisit la main tendue. La rue traversée, la relâche et presse le pas. Pense à la mère du nain. Embarrassé de toute cette vie déjà finie, il a envie d'un joint.


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Dans les rares brasseries historiques échappant encore au contrôle d'un fonds souverain émirati, les garçons chevronnés ont intériorisé une connaissance de la nature urbaine qui n'appartient qu'à eux et leur assure une égalité d'attitude imperméable aux circonstances : touristes odieux, tentatives d'arnaque à la note, delirium tremens et/ou violence verbale d'un consommateur, sollicitations incongrues. Leur impavidité va au-delà de l'obséquiosité déontologique. Elle est de l'ordre du consentement à l'impermanence des choses, quasi-bouddhique. De même qu'ils ont de longue date dépassé la conscience douloureuse d'un quelconque asservissement social, ils n'en sont plus à contenir ou à dissimuler au mieux leurs états d'âme mais les enjambent comme des flaques d'eau stagnante et restent centrés sur l'essentiel. Ainsi se fait ce qu'ils ont à faire.


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Ils sont trois jeunes gens, propres sur eux, au balcon d'un étage élevé, haussmannien. Suivent du pied le tempo saccadé d'une musique imaginée d'en bas. Crachent sur les passants, d'assez haut pour n'être pas immédiatement suspects.


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Quand elles cheminent à deux, ou plus, vérifient du coin de l'œil s'il ne manque pas un bouton de guêtre à leur uniforme d'élégante. Se sentent à la fois plus puissantes en escouade et un peu gourdes (se savent en train de jouer, de faire semblant — great pretenders). Aristocratie de l'apparence, fragile et brève comme une carrière de courtisane. Il faut en profiter assez tôt, et vite, pour s'emparer d'une position résistante aux revanches du temps.


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Runneuse américaine, ou australienne, cheveux de paille tirés-serrés et mine butée. Moulée jusqu'à plus soif dans le lycra sadisant d'une suante piété. A foulées impérieuses, se fraye un chemin grimaçant parmi les marcheurs lents. Rien ni personne ne doit venir freiner la course à l'immortalité de son absence au monde. Vitalisme éperdu, vaine vigueur des peuples enfants.


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Vacarme. Jouissance anxiogène des sirènes et de ceux qui les actionnent — jeunes flics, pompiers. Illustration sonore de leur excitation nourrie trente ans durant aux séries mal doublées.


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Vacarme (2). La voix des villes a mué vers 2006, 2007, quand y ont proliféré scooters et vengeurs casqués, pressés de rattraper le temps perdu, temps sans extases brutes, sans guerre ni cause. Tuer le temps lent, en meutes. Accélérer le siècle, les uns contre les autres. Même torrent d'agressivité sans objet désigné, chacun jouant sa note excédée et partout, à toute heure. Rage solipsiste. Hoquet hagard.


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Les isolés que personne n’attend, ni le moindre projet, et qui ne veulent pas que ça se voie. Quelque chose de leurs gestes, à peine ébauchés, suffit à trahir l’absence de direction, l’étouffante liberté, le décrochage d’avec la réalité commune. Leur arrêt aux carrefours : l’illusion d’une possible inversion du cours des choses, selon qu’ils tournent à gauche ou à droite. Leur attention exacerbée au moindre événement imprévu — dispute sonore, pleurs d’un enfant, égarement d’un touriste. Leur façon de marcher, trop déterminée pour être autre chose qu’une pantomime ; donner le change, par l'alternance de hâte et de lenteur. Leurs hésitations soutenues lorsqu’ils dépassent d’autres marcheurs ou traversent une file d’attente, comme s'ils tentaient de suspendre le temps pour laisser à l’improbable une chance d’advenir.
















 





Café des amis (c) Raymond Depardon