SALONS DE L'ENFANCE




L'apologie de la pédophilie n'est pas défendable.
A ce titre, certaines pages de Gabriel Matzneff, diariste au long cours d'une unique et fastidieuse obsession, devaient fatalement finir par attirer sur lui la rage justicière qui a saisi l'époque. Si le scandale, par son traitement éruptif et indiscriminé, donne aujourd'hui lieu à une inquiétante extension du domaine de l'enfance et de l'irresponsabilité, associant dans la même infamie toute relation d'un adulte avec une jeune fille et la pire pédocriminalité, il a le mérite de remettre en lumière l'indulgence dont bénéficièrent, au sein de l'intelligentsia des années 1970, de très répréhensibles pratiques.
En la matière, la première prise de conscience significative remonte à l'affaire Dutroux, ainsi que le rappelait cet article paru en avril 2000.

Après l'affaire Dutroux, la marche blanche de Bruxelles (20/10/96)

Les temps changent. Il y a vingt ans à peine — en 1982 — la presse bien pensante accueillait à bras ouverts l’indignation de quelques pétitionnaires fameux, avocats d’un libertarisme sexuel hérité au moins autant des idéaux de 68 que du rigorisme excessif des tenants de l’« ordre moral ». Objet de la croisade, le procès fait au Coral, un « lieu de vie » qui hébergeait dans le Gard, au nom de l’antipsychiatrie, enfants et adolescents en difficulté : des animateurs de l’institution auraient profité de la fragilité de leurs pensionnaires pour assouvir à leurs dépens de très répréhensibles pulsions et pis encore, en faire profiter certains membres de l’intelligentsia parisienne dont un illustre ministre et un écrivain réputé pour son goût des « moins de seize ans ».

Si la mise en cause de ces personnalités ressortissait probablement à la machination, les dérives, elles, faisaient peu de doute, comme aurait dû le laisser prévoir cet extrait, parmi d’autres, d’un ouvrage publié par le Collectif réseau alternative, qui fédérait plusieurs « lieux de vie » dont le Coral : « Parfois y naissent des rencontres pas évidentes pour tout le monde avec plus de spontanéité qu’ailleurs puisque notre société se montre plus répressive que tolérante dans ces eaux-là : jusqu’où l’affection, la tendresse, l’amour, entre un(e) adulte et un(e) enfant ?… Pour moi, tout est possible entre deux individus quel que soit l’âge ou le sexe. »

L’époque était alors peu regardante, soucieuse d’affranchir l’individu des carcans censés freiner son épanouissement ; la déculpabilisation des « jeux » sexuels entre adultes et enfants figurait ainsi, presque naturellement, au programme de cette indispensable libéralisation. En 1973, le prix Médicis récompensait le brillant Tony Duvert qui écrira en 1980 dans L’Enfant au masculin : « Il n’existe qu’un moyen de découvrir la sexualité de quelqu’un, petit ou grand, c’est de faire l’amour avec lui. » (1)

Libération - 20/10/82

C'est peu de dire que ce genre d’assertion passerait plus mal aujourd’hui, où dans l’opinion comme dans les médias qui la reflètent fidèlement, l’hystérie s’est substituée à la complaisance. L’affaire Dutroux est passée par là. Qu’on se souvienne seulement des clameurs accompagnant en 1997 les opérations « Willy » et « Ado 71 », cette double rafle au cœur de ce qu’on appela un peu vite « les milieux pédophiles » français et qui, faute d’inquiéter les véritables réseaux, autrement organisés, transforma en émules du « monstre de Charleroi », jetés en pâture à la foule, un petit millier de possesseurs de cassettes douteuses. A la lumière des cinq suicides suscités par cette spectacularisation inutile (lire l’article de Robert Marmoz dans l’Obs du 23 mars), on mesurera peut-être le raccourci qui mêle indistinctement trafics de petits enfants et utilisation de jeunes adultes plus ou moins consentants par l’industrie du X, le même raccourci associant assassins aux fins de snuff movies et mateurs d’une beauté juvénile exaltée de toute part (témoin les pubs Calvin Klein avec Kate Moss en femme enfant). Cet amalgame épargne les mafias comme leurs protecteurs en offrant au lynchage populaire quelques misérables victimes du conditionnement médiatico-publicitaire.

La coupable indulgence des années 1970 a fait place à une prise de conscience confuse alors même que nos sociétés mutantes affectent à leur progéniture un rôle plus ambigu que jamais, signant ce que Philippe Ariès, dès 1975, appelait la « fin du règne de l’enfant ». « L’"ultime raison" de l’enfant n’est plus ce qui guide les parents, son bonheur n’est plus ce qui fonde le leur : devenu simple partenaire dans le dispositif familial, il n’en est plus le souverain, glissant même du statut d’enfant roi à celui d’enfant victime », renchérit Georges Vigarello (2), avec qui on incriminera pêle-mêle le désarroi des adultes, leur impossibilité de se projeter dans un avenir angoissant, le bouleversement des familles, l’individualisme contemporain.
La surprotection dont ils gratifient leurs petits servirait dès lors à alléger la culpabilité des grands, à compenser le vertige de leur propre et tenace immaturité — leur adulescence... L'aisance avec laquelle Dutroux a pu commettre ses atrocités, l’émotion légitime qu’elles ont déclenchée, traduiraient cette impuissance des hommes et des institutions face à la décomposition à l’œuvre. Il n’est sans doute pas anodin qu’elles aient eu pour théâtre un pays aux structures politiques corrodées au point d’en être quasi inexistantes, un pays livré à la précarité sociale, déchiré en clivages linguistiques et servant de siège européen à de nombreuses multinationales — moins un pays en somme qu’une zone de transit, une sorte de port franc soumis aux lois exclusives du marché.

Partout, et de tout temps, la pédophilie a donné lieu à des trafics orchestrés par des exécutants minables pour le compte de puissants intouchables. Mais après les pays de l’Est abandonnés aux gangs et le tiers-monde vendu aux charters du sexe, que l’enfant marchandise ait trouvé en ce brumeux non-lieu un nouveau terrain où devenir l’objet des plus abjects échanges n’a rien de très étonnant. Ce qui n’exonère pas d’autres régions, également concernées par des affaires de ce type, d’un urgent examen de conscience ; on pense à l’Isère et à Nice, en particulier, où les enquêtes en cours continuent de se heurter à la solidarité des notables locaux. C.F.


(1) Cité par Jean-Claude Guillebaud dans La Tyrannie du plaisir (Seuil, 1998)
(2) Esprit, août 1997

 Article paru le 8 avril 2000 dans Le Nouvel Observateur sous le titre "C'est arrivé près de chez vous"