LA GAUCHE ET LA HONTE D’ETRE SOI
Dans sa chronique du Figaro, l'historien et essayiste Jacques Julliard, également éditorialiste à Marianne, dresse un constat implacable : nation, laïcité, école républicaine, autrement dit, toutes les valeurs historiquement défendues par la gauche, se retrouvent aujourd'hui abandonnées par celle-ci et invoquées par la droite.
Un retournement spectaculaire.
Un retournement spectaculaire.
La présidente de l'UNEF, Paris, 2018 |
La gauche et
la droite, c’est fini. C’est de l’histoire ancienne ! Tout le monde vous le
dit, tous les sondages vous le confirment. Je n’en suis pas si sûr. Je demande
à voir dans la durée. Le vieux clivage a survécu à tant d’enterrements !
Plutôt, en effet, qu’à une extinction, c’est à une sorte de chiasme, d’échange
de rôles, d’ « inversion des valeurs »(Nietzsche) entre les deux
camps qu’à mon avis on a affaire. L’abandon par la gauche depuis le début du
siècle de tout un ensemble de représentations et de principes sur lesquels elle
s’était jadis édifiée, au profit d’un nouveau logiciel, hérité de la société
américaine et des sciences sociales, constitue un véritable tête-à-queue
idéologique, qui laisse sans voix, si l’on ose dire, plus de la moitié de son
électorat, cependant que la droite est en train de récupérer tout ou partie de
cet outillage mental tombé en déshérence.
L’exemple le
plus spectaculaire est celui de la laïcité. Si Ferry, Clemenceau, Jaurès, Blum,
Mendès revenaient parmi nous, ils n’en croiraient ni leurs oreilles ni leurs
yeux. Car jadis et même naguère, la laïcité était par excellence le critère
distinctif de la gauche, sinon son ADN, à telle enseigne que dans
l’entre-deux-guerres le Parti radical, tombé socialement au centre-droit, fut
tenu sans conteste, jusqu’au Front populaire inclus, pour une composante de la
gauche, parce qu’il était resté laïque.
Islam et laïcité
Or, que voyons-nous
aujourd’hui ? Une gauche mal à l’aise, prise de tortillements, multipliant les
détours et les périphrases dès qu’il est question de laïcité, tandis que le
ministre de l’Éducation nationale d’un gouvernement macronien, Jean-Michel
Blanquer, fait son travail de défenseur de la laïcité, et le fait bien. Essayez
le test : jetez le mot « laïcité » dans un cénacle de la gauche respectueuse.
Autant parler de corde dans la maison d’un pendu. «Non, mais, ne serait-il pas
un peu islamophobe, celui-là ? » Car voici la chose dans toute sa simplicité:
pour toute cette mouvance, intellectuelle mais très sotte, la laïcité reste de
mise quand il s’agit du christianisme ; mais elle devient malsonnante et
malvenue dès qu’il s’agit de l’islam ! L’affaire est entendue : la laïcité est
désormais reniée par la gauche, et défendue par la droite. Cela ne me fait pas
plaisir, mais la vérité est la vérité.C’est que cette gauche respectueuse a un
problème avec l’islam, et plus précisément avec l’islamisme. Les mêmes qui ne
voulaient pas admettre qu’un parti totalitaire comme le communisme fût devenu
une religion refusent aujourd’hui de voir qu’une religion totalitaire comme
l’islamisme est devenue un parti politique. Mais comme elle ne peut aller
jusqu’à adhérer aux croyances qu’elle légitime — des libres penseurs avec le
Coran à la main et le tapis de prière sous le bras feraient tout de même étrange
figure —, elle n’a de recours que dans le communautarisme. À la place de la République
universelle, une mosaïque d’ethnies, de religions, comme autant de camps
retranchés. Jadis (et avec quelle vigueur!), les républicains avaient sommé
l’Église de France de se mettre en règle avec la laïcité. Ce qu’elle fit, et
chacun s’en trouva bien. Cette répudiation de facto de la laïcité par la gauche
respectueuse peut s’expliquer par trois raisons, de la plus noble à la moins
avouable. Elle considère d’abord que toute injonction faite à l’islam et aux
musulmans revient à les « stigmatiser », et que l’invocation de la laïcité par
la droite n’est que le faux nez de la xénophobie et du racisme. Mais en vérité,
ce raffinement de précautions n’est que la contrepartie de la mauvaise conscience
d’une gauche socialo-communiste qui jadis nous précipita dans l’imbécile et
hideuse guerre d’Algérie. Hier, elle refusait l’indépendance aux Algériens, en
invoquant l’obscurantisme de l’islam ; aujourd’hui, elle pardonne à la
bigoterie islamiste pour avoir refusé hier l’indépendance aux musulmans. Enfin,
on ne saurait l’oublier, à la veille des municipales,
beaucoup de
notables locaux ont pour principal souci de s’attirer la clientèle musulmane.
Fin de l’École républicaine
De la
laïcité à l’éducation, il n’y a qu’un pas. Sur trois points, la gauche « progressiste
» a rompu avec la doctrine républicaine de l’École dont les Jules Ferry, les
Jean Zay ou encore Alain, le philosophe, avaient fait la base du régime. Une
vision simpliste de l’égalité l’amène à placer l’enfant, à la place du savoir,
au centre du système ; et substituant la « pédagogie » à l’apprentissage, elle
en vient à mettre un signe d’égalité entre l’élève et le maître dans le système
scolaire. Enfin, constatant, à la suite de Pierre Bourdieu, que la principale
inégalité entre les classes sociales est finalement d’ordre culturel, elle
préfère abolir la culture plutôt que de combattre l’ignorance. Voyez Sciences
Po ! Une sorte de paroxysme vient d’être atteint avec le projet présenté
récemment par l’École normale supérieure d’introduire une part de discrimination
sociale à rebours dans l’évaluation du savoir, en ajoutant des points
supplémentaires au concours d’entrée à l’école sur un mode inversement
proportionnel au revenu des parents. Ainsi deux copies semblables pourraient
valoir à leurs auteurs des notes différentes selon leur origine sociale. Il en
irait donc du savoir comme de la culture : on préfère l’escamoter plutôt que le
prodiguer à tous. C’est évidemment plus expéditif et moins coûteux, mais quelle
capitulation intellectuelle, quelle régression, quel revirement par rapport à
la philosophie des Lumières, dont j’ai cru longtemps que la gauche se réclamait
! Qui ne voit que le trait commun à toutes ces « nouveautés », c’est le renoncement
à la fonction intégratrice de l’École ? Dans le meilleur des cas, on se dirige
vers la « république des individus » (Marcel Gauchet), dans le pire, vers une
république des quotas, dans laquelle l’égalité est symbolisée par une
répartition proportionnelle de tous les groupes, de toutes les communautés, aux
sommets de l’État. Mais la double idée de l’universalité du savoir et de
l’égalité par le mérite a disparu. Loin de moi la pensée que la droite incline
naturellement à lutter contre les inégalités sociales par
l’égalité du
savoir! Car son ADN économique et social est fondamentalement inégalitaire.
Mais je constate que Jean-Michel Blanquer se rapproche de plus près des idéaux
de l’École républicaine que les ministres de gauche qui l’ont précédé. Amer
constat pour un républicain de gauche.
La nation aux abonnés absents
La nation,
enfin. Par quelle défaillance de l’intelligence historique des situations une
notable partie de la gauche en est-elle venue à faire l’impasse sur cet
indispensable creuset des volontés et des espérances ? J’exclus naturellement
de cette définition Jean-Pierre Chevènement et ses amis, mais aussi François
Hollande, qui savent que sans la nation la gauche n’est qu’un couteau sans
lame. Mais tous les autres, notamment les intellectuels qui témoignent
désormais pour un «sans-frontiérisme» à contre-sens du reste du monde! La
nation, comme la langue d’Ésope, peut-être la meilleure ou la pire des choses
selon qu’elle sert à discriminer ou au contraire à communiquer avec autrui. Que
la gauche ait renoncé à disputer à la droite l’expression du sentiment national
est un signe effrayant de son affaissement intellectuel. Comme en témoigne
cette Histoire mondiale de la France, sous la direction de Patrick Boucheron,
singulier mélange de chronologisme à la papa et de cosmopolitisme à l’esbroufe,
sans que jamais le sentiment national y trouve sa part. Au terme de cette
rapide revue de concepts familiers, devenus étrangers à beaucoup de ses
représentants officiels, on ne peut que se poser la question: faut-il être
fidèle à la gauche comme mouvement, ou aux valeurs sur lesquelles elle est
fondée? Je n’ignore rien des périls d’un tel dilemme: tant de transfuges de la
gauche ont dans le passé justifié leur propre évolution en taxant de trahison
ceux qu’ils étaient en train de quitter! Aussi bien n’aurais-je jamais posé la
question avec une telle brutalité si je ne m’y étais senti autorisé, voire
encouragé par l’évolution du « peuple de gauche » lui-même. Le déclin sur un
demi-siècle paraît inexorable: par rapport aux années heureuses de la période
Mitterrand, la gauche, selon les scrutins, perd du tiers à la moitié de ses suffrages.
Où sont passés les électeurs de gauche ?
Quelques
rappels chiffrés suffisent à mesurer le phénomène. Après la traversée du désert
gaulliste, la gauche, menée pendant trente années parle même homme, François
Mitterrand, s’était hissée à un niveau moyen d’environ 45 % des voix à
l’élection présidentielle, elle a terminé, en 2017, à moins de 28 % ; grâce
surtout aux 19,58 % d’un candidat, Jean-Luc Mélenchon, qui se débat comme un
beau diable quand on se hasarde à l’identifier à elle... Quel beau destin gâché!
Lors des récentes européennes, socialistes et communistes n’ont rassemblé que
12,7 %, une misère. Si l’on y ajoute les débris de l’Insoumission, on parvient
à un peu plus de 19 % des suffrages exprimés, soit moins du cinquième ! À quoi
l’on objectera que beaucoup de voix de gauche se reportent désormais sur les
écologistes. En effet, le vote écolo n’est pas seulement un vote climatique ;
c’est un vote refuge pour des électeurs qui ne savent plus du tout à quoi
reconnaître un homme de gauche. Passé au double tamis du communautarisme et des
sciences sociales, c’est là un étrange individu qui ne croit plus ni à sa
civilisation, ni à sa nation, ni à sa culture, ni à son École, ni à la laïcité,
ni à sa famille, et qui n’est même plus très sûr de son sexe. C’est l’homme sans
qualités de Musil. Une étrange phobie à l’égard de toute espèce d’identité - le
mot lui-même lui paraissant insupportable - l’amène à se désaffilier de tout ce
qui jadis faisait sa fierté et sa raison d’être. Orpheline volontaire, fille de
personne, comment peut-elle espérer séduire autrui quand elle nourrit une telle
haine de soi? En un mot, elle a peur d’être reconnue dans la rue, elle a peur
d’exister, à l’image des deux épaves de Beckett :
Hamm. — On n’est pas en train de... de... signifier
quelque chose ?
Clov. — Signifier ? Nous, signifier? (Rire bref) Ah !
Elle est bonne !
Fin de
partie ou fin de parti ? On peut s’interroger. Et l’on voudrait que le citoyen
normal, qui n’en peut mais, s’identifie à cet ectoplasme anthropologique ? C’est
se moquer. La gauche, qui comme la droite est éternelle, car elle est une
catégorie de l’esprit en société, ne retrouvera son électorat que lorsqu’elle
aura retrouvé ses esprits - et ses valeurs...
Et pourtant elle existe
Parlons
concrètement. Si rien dans les années à venir ne change à gauche, si ses
dirigeants, abîmés dans une espèce d’anthropologie négative – comme il y a une
théologie négative -, continuent à écouter les professeurs de sociologie plutôt
que les classes populaires, le deuxième tour de la présidentielle de 2022
opposera, comme en 2017, un candidat de centre-droit, Emmanuel Macron, à une
candidate d’extrême droite, Marine Le Pen ou Marion Maréchal. Cela n’est ni
souhaitable ni conforme à l’intérêt de la France tout entière. La gauche
existe, en dépit de la médiocrité de ses dirigeants actuels ; elle est, au même
titre que la droite, l’une des deux catégories essentielles de notre univers
politique, un fragment de notre commun patrimoine. Si indigne qu’elle soit
aujourd’hui de cette lignée, elle est l’héritière de la philosophie des Lumières,
des valeurs de la Révolution de 1789 et des idéaux de la Commune de Paris. Sa
disparition, qui n’est plus aujourd’hui impossible, ferait de la France une
nation hémiplégique. La démocratie, pour exister, a besoin de l’alternance au
pouvoir de deux grandes formations également capables d’assumer son avenir tout
entier. Voilà pourquoi la représentation proportionnelle, qui dilue la volonté générale
dans l’expression narcissique de la nuance, est un crime contre la démocratie...
C’est ainsi qu’une loi électorale perverse en Israël empêche depuis un
demi-siècle la paix d’advenir au Moyen-Orient. Voyez encore ses ravages actuels
dans toute l’Europe. Voyez l’Italie. Dieu nous en garde comme de la peste
brune. Et qu’il nous donne — il est peut-être aujourd’hui le seul à pouvoir
accomplir un tel miracle — un chef de la gauche qui ne rougisse pas de ses
ancêtres.
Article paru le 4 novembre 2019 dans Le Figaro