« LA NOUVELLE CENSURE EMPRUNTE LE VISAGE DU PROGRESSISME »



Michel Erman





Pour le philosophe Michel Erman, interrogé par Le Figaro, refuser la confrontation des idées et des opinions ainsi qu'une certaine liberté d’expression atteste une régression démocratique.


 « Il n’est plus question de libérer les mœurs mais bien plutôt de les contrôler en contractualisant les relations intimes »Illustration Margot de Balasy


De l’annulation d’une conférence de Sylviane Agacinski à Bordeaux jusqu’à l’indignation après une « plaisanterie » d’Alain Finkielkraut, en passant par les innombrables pression des réseaux sociaux, que pensez-vous du climat actuel ?     Est-il exagéré de dire que nous assistons à l’émergence de « nouveaux visages de la censure », comme l’a titré Charlie Hebdo ?

Nous vivons un moment de crise dans le rapport à l’altérité, donc de crise du pluralisme. La mode actuelle est à la diabolisation des opinions et des jugements quand des susceptibilités se sentent blessées au sujet des identités sociales, culturelles, religieuses ou sexuelles dont elles revendiquent le caractère absolu. Elles oublient qu’une identité ne saurait être idéalisée et figée — une telle conception mène inexorablement au rejet d’autrui — et qu’elle ne se définit qu’en relation dans une reconnaissance mutuelle, et ouverte sur une humanité partagée. Aujourd’hui, la revendication des différences bannit trop souvent la différence. S’ensuit bien sûr un refus de la confrontation des idées et des opinions et une mise en cause de cette liberté fondamentale qu’est la liberté d’expression, voire de création.

Tout cela ne témoigne pas d’une très bonne santé démocratique. Ajoutons que cette nouvelle forme de censure emprunte le visage du progressisme prêché par des ligues de vertu, au nom de revendications identitaires faisant de leurs auteurs des victimes. C’est là un signe parmi d’autres de la crise que connaît la gauche sociale démocrate en renouant avec ses vieux démons, sectaires voire totalitaires, venus de la gauche marxiste.

Caroline De Haas, fondatrice d'Osez le féminisme
Cinquante ans après mai 68 et la libération sexuelle, assiste-t-on à un retour du bâton de la libération sexuelle, visible notamment à travers le mouvement « Me Too » ?

Je partage bien sûr la dénonciation de la violence exercée à l’encontre des femmes portée par MeToo mais force est de reconnaître que certaines revendications néo-féministes ont un aspect liberticide. Il n’est que de penser aux réactions intolérantes, en janvier 2018, à la fameuse tribune dite des « Cent femmes » qui exprimait la crainte que ne s’instaure un climat de délation entre les femmes et les hommes. Ainsi une grande différence avec les années 68 se dessine : il n’est plus question de libérer les mœurs mais bien plutôt de les contrôler en contractualisant les relations intimes.

Rappelons qu’au printemps 1968, le mouvement étudiant est parti d’une revendication fort simple : à Nanterre, les garçons réclamaient le droit de pouvoir rendre librement visite aux filles dans les résidences universitaires. Tandis qu’au printemps 2018, à Tolbiac, les étudiants en grève ont délimité des zones non mixtes. La comparaison parle d’elle-même… Bien des individus ont aujourd’hui besoin de recréer des entraves comme s’ils étaient à la recherche de règles moralisantes destinées à les aider à vivre. Comme si le besoin de conformisme était plus puissant que l’esprit de liberté qui pousse à prendre son destin en main. Sartre nous a prévenus : la liberté isole, elle est un fardeau. J’ajouterai : le conformisme rassemble et allège la vie ! Cela n’a jamais été aussi vrai qu’aujourd’hui !

D’un côté la gauche progressiste s’inquiète d’une « libération de la parole » réactionnaire, et déplore que désormais tous les tabous soient levés, de l’autre lesdits réactionnaires se plaignent d’être bâillonnés. Qui a raison, qui a tort ? Comment expliquer que ces deux interprétations cohabitent dans l’espace public ?

Le fait de poser ces questions témoigne en tout premier lieu qu’il existe un malaise dans la liberté d’expression — laquelle ne cesse de se réduire comme le montrent, entre autres, les diverses lois de police de la parole permettant à des associations communautaires de porter plainte contre des opinions qui leur déplaisent. Je crains que l’on n'assiste à une véritable régression démocratique. Tout se passe comme si le monde d’Habermas et des processus délibératifs, lesquels s’efforcent de rechercher dans le débat sociétal ou civique des consensus respectant la diversité des libres opinions, n’était plus qu’une utopie.

Le « politiquement correct » nous vient des États-Unis, où il se déchaîne sur les campus. Pourtant la liberté d’expression est là-bas consacrée par la constitution, tandis que chez nous, dans la patrie de Voltaire, elle est sévèrement encadrée par la loi. Comment expliquer ce paradoxe ?

Oui, aux États-Unis, le premier amendement garantit la liberté d’expression et protège tous les points de vue, y compris en cas de propos méprisants ou haineux sauf si ceux-ci conduisent à des violences réelles, relèvent de la calomnie ou reposent sur de fausses assertions.
Toutefois, au pays des lobbies, l’indépendance d’esprit et la liberté de parole ne sont pas toujours considérées comme des vertus : les contraintes sociales sont d’autant plus puissantes que, contrairement à ce qu’il en est en France où l’on cultive la singularité, se conformer aux normes est une valeur. Le politiquement correct exerce donc son office en dehors de toute intervention de l’État, le contrôle de la parole se faisant selon une mécanique idéologique de refus du débat contradictoire et de régulation des opinions — cela est particulièrement et tristement vrai sur les campus. Rappelons aussi qu’en 2005 des dizaines d’écrivains du Pen Club signèrent une pétition qualifiant Charlie Hebdo de journal raciste afin qu’il n’obtienne pas le prix de la liberté d’expression. En France, nous avons affaire à ces deux types de contrôle, étatique et sociétal, souvent instrumentalisés par des associations communautaires à qui la loi donne le statut de personne morale, donc, finalement, un pouvoir de contrôle sur ce qu’il faut dire ou ne pas dire. Certes nous savons que nous sommes le pays de Voltaire mais qui le lit aujourd’hui ? La situation actuelle de la liberté d’expression trouve aussi son origine dans l’oubli de ce que porte la culture.

La police de la parole s’exerce, aujourd’hui, au nom d'un « droit à ne pas 
être offensé ». Quels sont les ressorts intellectuels sous-jacents à ce droit?

Nous vivons une époque où l’idée de liberté s’incarne moins dans les droits-libertés, comme le droit de vote ou le droit de s’exprimer librement, que dans des droits subjectifs ou droits-créances, comme le droit à la GPA ou le droit à ne pas être offensé. Les premiers sont garantis par l’État démocratique et préservent l’indépendance des citoyens, les seconds tendent à faire de l’État un prestataire de satisfactions subjectives — lesquelles ne concourent pas nécessairement à créer du lien social. Les politiques ont tendance à relayer ces aspirations, personnelles mais aussi communautaires et différentialistes, par démagogie ou clientélisme, sans toujours s’engager sur la manière dont leurs éventuels bénéficiaires pourront les faire valoir. Cela participe de l’individualisme exacerbé d’aujourd’hui : bien des gens pensent que la société leur doit quelque chose parce qu’ils le « valent bien », pour reprendre la fameuse formule consumériste d’un grand groupe de cosmétiques. Ainsi peuvent s’expliquer ces exigences d’une reconnaissance différentielle, ce refus de toute médiation d’autrui dans les rapports sociaux de la part de groupes d’appartenance revendiquant, à tort ou à raison, une identité malheureuse. D’où l’offense qui leur serait faite quand on ne va pas dans leur sens.

Le philosophe Ruwen Ogien rappelait fort justement qu’une offense heurte l’image que l’on a de soi mais qu’elle consiste en une atteinte subjective qui n’est pas un préjudice réel. Bien sûr, le regard des autres peut nous froisser, surtout si nous sommes susceptibles, si bien que tout un chacun risque, un jour ou l’autre, d’être saisi d’un réflexe intolérant s’il se pense mis en cause dans son intégrité sexuelle, professionnelle ou autre. Mais notre civilisation des mœurs, comme l’actuelle psychologie positive, nous enjoint à ne pas rester blessé dans notre moi idéalisé et à composer avec nos alter ego. Être exposé aux jugements d’autrui fait partie de la vie — c’est même ce qui fait la vie en société — car il est impossible de nous détourner complètement des autres. Tout se passe comme si les « offensés » d’aujourd’hui préféraient leur moi idéal à l’altérité.

Propos recueillis par Eugénie Bastié


Michel Erman est écrivain et philosophe, auteur d’essais sur les émotions et les passions. Il vient de publier Aimons-nous encore la liberté ? (Plon, 2019).

 Article paru le 17 janvier 2020 dans Le Figaro