Daniel Karlin |
Vingt-trois ans avant l'apparition des Gilets jaunes, les réalisateurs Daniel Karlin et Rémi Lainé filmaient pour la télévision le visage quotidien d'une précarité sociale alors en voie de sédimentation. Revoir aujourd'hui Les Raisins de la colère, leur documentaire patient et clinique, permet de constater combien le tableau qui s'esquissait alors n'a fait, depuis, que s'assombrir.
« Il faut que les gens se remettent à parler » |
C’est un passage exemplaire du documentaire réalisé par Rémi Lainé et Daniel
Karlin, dont on sait le regard enveloppant et chaleureux
qu’ils portent à leurs frères humains. Christian, chômeur, y compare ses
parents à un tortillard d’une autre époque, incapable de suivre le fringant TGV
du progrès. Il n’a pas tort car, en effet, nous en sommes là. La vitesse,
l’ubiquité numérique, l’affairement ostentatoire appartiennent aux uns ; la
nostalgie douloureuse, la décomposition lente et la dévalorisation sont le lot
des autres. A mi-chemin entre ceux qui jouent avec un argent invisible,
spéculent, investissent, traficotent et plus-valuent à l’envi — surtout quand
les usines débauchent — et le peuple crépusculaire de tous les surnuméraires,
abandonnés à ras de terre, qui ne se posent même plus la question de leur
avenir, s’étire une vaste zone de demi-travail, de presque-travail, de promesse
de travail, un entre-deux-mondes où le provisoire est appelé à durer.
C’est
cette planète-là qu’ont explorée Karlin et Lainé, de l’ANPE de Marseille et de
Guingamp jusqu'à Cahors. Cette France-là n’est pas le pays profond,
docile et truculent des journaux télévisés de 13 heures, France folklorique à
moitié morte sous l’anecdote, France du terroir égocentrique qui trouve encore
des Chatiliez pour en signer la veule promotion. Si le bonheur est dans le pré,
c’est un bien-être chaque jour un peu plus imaginaire. Le pays réel qui nous
intéresse ici est peuplé d’adolescents trop graves pour leur âge et de jeunes
adultes convaincus d’obsolescence, condamnés comme leurs fils à enchaîner les
stations humiliantes qui jalonnent le chemin des demandeurs d’emploi. L’Union
européenne compte peu ou prou dix-huit millions de chômeurs et cinquante-trois millions
de pauvres. La précarité, la raréfaction de l’emploi ne sont évidemment pas des
accidents de l’histoire économique. Elles accompagnent comme une fatalité,
laquelle a bon dos, la « formidable » mutation technologique et culturelle
d’une civilisation mondialisée dévouée à l’innovation et au culte du profit — que
ne vient plus tempérer la moindre idéologie alternative. Fatalité, comme s’il
était impensable de réguler la mondialisation des échanges, de limiter ces
délocalisations qui n’ont pour effet que d’appauvrir les anciens nantis, peu à
peu transformés en chômeurs, en exploitant la misère des régions « émergentes »
jusqu’à ressusciter le travail des enfants. A ce jeu pervers, qui peut bien
s’enrichir ?
« Je l’ai trouvé un peu résigné, comment dirais-je, pas assez combatif... » |
La mutation, en tout cas, a déjà fait assez de victimes, le spectacle de la relégation sociale est assez présent pour que chacun se sente menacé, prêt à endurer n’importe quoi s’il veut avoir une chance de rester dans le circuit, ou de s’y faire une petite place. Ici se forgent les rictus du dynamisme obligé : malheur aux déprimés dans les entretiens d’embauche, dont Lainé et Karlin nous rappellent l’obscénité. « Je l’ai trouvé un peu résigné, comment dirais-je, pas assez combatif... », commente un recruteur après avoir reçu un homme de quarante-cinq ans, en quête d’un poste depuis trois ans. Et cette « formatrice »: « Il n’y a pas de place pour les gens qui n’arrivent pas à se hisser dans les aspects positifs (sic) et une approche positive, bien sûr. » Bien sûr. Les ateliers de « techniques de recherche d’emploi » intègrent désormais des cours de maintien, on n’ose pas dire de savoir-survivre. Devenir un autre, nier les failles et les aspérités de sa personnalité pour s’identifier à des modèles virtuels, souvent imbéciles, et plaire à de médiocres cheffaillons jadis aigris et soudain investis d’un pouvoir de vie et de mort sociale sur leurs interlocuteurs, c’est le meilleur moyen d’abdiquer toute estime de soi. Lorsqu’on connaît la cruauté et les dérives des procédures de recrutement, que l’émission suggère sans trop les détailler, on en arrive à comprendre que des jeunes filles de plus en plus nombreuses préfèrent à ce parcours infamant la vraie prostitution.
Décrivant l’angoisse telle qu’elle gagne du terrain et n’épargne
personne, les auteurs du documentaire réussissent d’abord à raconter,
surtout, le bien commun : ils rappellent ce qui nous unit à ces hommes et ces
femmes saisis dans l’unité de leur existence, avec leur histoire personnelle,
loin des clichés réducteurs. La caméra, chose rare, les rétablit dans une
vérité qui nous permet de les aimer pour ce que nous sommes aussi ; vérité de
ces êtres qui se croyaient lancés sur de bons rails, se voient contraints de
repartir de zéro et n’en conservent pas moins, sans doute plus spontané face à
Karlin que lorsque sonne l’huissier, le sourire d’une dignité préservée, la
dignité des Rmistes, ces « chômeurs de confort », comme dit l’autre. « On a
rencontré des gens qui travaillaient dans des conditions épouvantables, dignes
du 19e siècle, pour des salaires de misère », raconte Karlin.
Confirmation filmée : « J’ai besoin de travailler, je suis prête à prendre
n’importe quoi » ; « Moi, j’étais "desserveuse": je débarrassais les
plateaux quand les gens avaient fini. » Face au futur patron : « Porter une
casquette ? Non, non, ça ne me dérange pas du tout, peu importe l’heure, peu
importe le jour, peu importent les congés... »; « Lorsqu’on en arrive à
demander le RMI, c’est qu’on n’est plus rien, qu’on est au fond du gouffre. On
se dit : "Je suis nul, je ne vaux rien." »
Le maquis des innombrables contrats temporaires lancés ces
dernières années afin d’alléger les charges des employeurs et de favoriser
l’embauche, du CES au CIE, a encouragé les grandes entreprises à en faire un
usage abusif, étendant et institutionnalisant l’incertitude professionnelle.
C’est que la mobilité des travailleurs, la flexibilité sont désormais les
garanties de radieux lendemains. Quoi de plus exaltant en effet que le
télétravail, pour une ouvrière de l’industrie textile ? Quelle réorientation
ludique, quand on fut un sidérurgiste lorrain, que de finir dans la peau d’un
Schtroumpf. Il faudra s’habituer à ce qu’un infranchissable abîme sépare
dorénavant des élites enivrées de leurs activités gratifiantes, responsables de
la marche du monde, les fameux « manipulateurs de symboles », et un tiers état
de moins en moins actif, prié de bien vouloir partager son travail et ses
revenus sans toutefois cesser de consommer, la télé se chargeant de lui
indiquer comment flamber au mieux son modeste pécule. Le système développera
même, pour les nécessiteux, des réseaux spécifiques du type Crazy George ou
Cash Converters. Incitation à filer doux pour ceux qui en ont un, le travail
deviendra une notion relative. Du reste, en haut lieu, alors que l’« employabilité
» rejoint le jargon désincarné des technocrates compatissants, le mot même se
fait rare : Martine Aubry est ministre de l’Emploi. Point. Et puisque
l’essentiel est d’avoir un statut, on livre lentement à la marchandisation
la sphère des relations privées, des initiatives spontanées, l’aide aux
personnes âgées par exemple. Lorsque toute activité humaine sera bombardée
emploi potentiel, le capitalisme aura remporté sa plus belle victoire. Ce ne
sera plus autour d’une production d’efforts commune que nos sociétés
s’aggloméreront mais dans quelques extases ponctuelles et éphémères, événements
sportifs ou élections spectaculaires. Le système tiendra, comme il tient déjà,
par la peur de tout perdre qui retarde le réveil de la colère.
C’est un juriste, Bernard Edelman, qui remarquait qu’avec la réapparition de statuts dignes de l’Ancien Régime — statut du chômeur, statut du malade du sida, identité SDF — l’universalisation même du droit qui fonde cette République était en train de se désintégrer. Atomisée en mini-croisades d’inspiration humanitaire, la lutte sociale est comme éteinte. Et cependant, au lieu de dresser les gens les uns contre les autres (souvenons-nous de l’appel d’un Tapie à l’« interdiction du chômage des jeunes »), il semble que l’expérience partagée de la dégradation soit plus à même de fédérer les énergies que la prospérité le fut jamais. « Dans l’âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines. » Le roman de Steinbeck, à qui la série emprunte son titre, retraçait la crise des années 1930, l’avant-Roosevelt, l’avant-New Deal. Daniel Karlin : « En réalisant ce film, j’ai retrouvé les indignations les plus véhémentes de ma jeunesse. Ça m’a mis très en colère. Nous vivons une prodigieuse évolution du monde, et en même temps des gens vivent des situations dramatiques et en complète régression. Faut que ça change. [...] Le point de départ de la Révolution française a été la production des cahiers de doléances, expression de l’intelligence et de la volonté populaires. Il faut que les gens se remettent à parler. »
A contempler, ainsi privée
d’espoir, cette mosaïque d’une infinie richesse humaine et culturelle, composée
de ce qu’un démagogue nommerait pour une fois avec raison les forces vives de
ce pays, il est vrai qu’un seul terme s’impose : gâchis. Car si elles tournent
pour le moment à vide, les bonnes volontés ne manquent pas. Ce n’est pas encore
la colère qu’on lit dans les yeux des personnages de ce film, mais les humbles
un jour pourraient finir, tout de même, par se lasser. Si ce n’est pas
l’austérité, la modestie annoncée de leur existence, qui engendrent cette rage
prévisible, la violence du martèlement médiatico-publicitaire, avec ses
standards de confort, d’épanouissement personnel et de distinction à jamais
interdits, allumera peut-être la mèche. Elle est agaçante, à force, l’impression
d’être pris pour des cons, quand on aspire juste, toute ambition ravalée, à un
peu de respect. C.F.
Article paru le 20 septembre 1997 dans Le Nouvel Observateur