LE CHOIX DES ARMES
 


En 1998, la victoire en Coupe du monde de l'équipe de France black-blanc-beur sonnait comme un gage de pacification et une promesse d'harmonie sociale. Quatre ans avant le coup de tonnerre du 21 avril 2002, l'opinion n'en commençait pas moins, mezzo voce, à témoigner de son "sentiment d'insécurité". Inquiétude notamment fondée sur la multiplication des affaires de meurtre impliquant des adolescents, ainsi que l'atteste cet article. Depuis sa parution, la législation sur les ventes d'armes a été durcie, les trafics ont pris le relais avec une facilité déconcertante et la kalachnikov a conquis les cités.
 







 

Vous êtes inscrit dans un club de tir depuis plus de six mois ? Ne présentez pas de troubles psychiques majeurs ? Avez envie d’assurer vous-même votre sécurité ? Bienvenue en France. Il y a sûrement une armurerie pas loin, qui se fera un plaisir de vous fournir l’arme dite « de défense » idéale, une carabine 22 long rifle automatique, par exemple, dont bien entendu vous ne ferez usage qu’en dernière extrémité. A moins que vous ne vous contentiez d’un bon vieux fusil de chasse — en vente libre — ou d’un fusil à pompe qu’il suffit, une fois payé, de déclarer auprès de la préfecture... On comprend pourquoi, en attendant l’application de la loi Le Roux, les incidents impliquant armes à feu et utilisateurs de plus en plus précoces se multiplient dans l’Hexagone. Le 9 mars, au centre commercial d’Evry2 (Essonne), Sinan, 17 ans, qui habite la cité des Pyramides, est « exécuté » d’un coup de fusil à pompe tiré à bout portant ; son assassin, venu des Tarterêts voisins, voulait venger l’agression dont son petit frère avait été l’objet. Le 6 mai à Créteil, Abdelraouf, 20 ans, trouve la mort dans des conditions similaires. Le même jour à Marseille, deux adolescents en abattent un autre. Quelques semaines plus tôt en Normandie, c’est une épicière sexagénaire qui tombait sous les balles du 357 Magnum qu’un gosse de 15 ans avait subtilisé à son père. Nouvel emblème d’une dignité à recouvrer, le « gun », dans les banlieues, semble avoir pour de bon supplanté la batte de base-ball. A l’entrée des collèges, on envisage d’installer des portiques détecteurs de métaux, comme c’est déjà le cas aux Etats-Unis pour un quart des écoles publiques — où se produisent 11% des actes criminels du pays. 


Ce sont les enfants, ici, qui terrorisent les adultes


C’est en effet outre-Atlantique, à l’abri de la National Rifle Association, que la dérive européenne vers l’armement individuel a pris sa source. Imbibée de la sous-culture ultraviolente qui dégouline de nos écrans pâmés, la génération née dans les quartiers périphériques et déshérités, parce qu’elle se sait sacrifiée avant l’heure, reprend à son compte, fascinée, les valeurs du ghetto américain telles que les clips stéréotypés et le cinéma de troisième zone les exaltent sans relâche. Dans ce monde neuf, sauvage, tarantinien, où tueurs à gages et trafiquants de crack sont les modèles à suivre, la vie, la mort, le mal ont depuis longtemps perdu toute signification. Le cynisme s’y substitue au questionnement, l’assouvissement des pulsions primitives à leur contrôle. Icônes de l’esbroufe branchée, Reservoir Dogs, Léon, Pulp Fiction, Seven et autres Natural Born Killers déroulent le même éloge esthétisant de l’irresponsabilité salutaire. La loi, l’autorité sont définitivement discréditées et toute idée de transmission entre les âges interrompue: ce sont les enfants, ici, qui terrorisent les adultes.


"Tuer, pour eux, n'a pas d'importance"


Au cœur de cette glaçante solitude zébrée d’images compensatoires et de solidarité clanique non moins artificielle, la déconsidération de soi, autant que la peur de l’Autre, favorise le passage à l’acte brutal.               « Quand je les mets face à un miroir et que je leur demande ce qu’ils voient, raconte un éducateur en charge d’enfants tueurs (américains), ils répondent : "Rien." Tuer, pour eux, n’a pas d’importance : ils ne se voient même pas eux-mêmes. » « Le rapport instauré au monde et à autrui ne peut pas être séparé du rapport à soi, confirme Yves Michaud (1). La froideur, la cruauté, l’indifférence ou, à l’inverse, la compassion, le souci, la piété se reportent dans le rapport à soi comme dans celui aux autres. »
La nostalgie barbare n’est pas un phénomène exclusivement urbain et juvénile. Avez-vous jamais eu à subir la morgue cynégétique et couperosée des éradicateurs de petits lapins ? Si vous avez porté plainte lorsqu’ils ont transformé, certains dimanches, votre jardin en champ de tir, vous savez désormais qu’ils ont la loi pour eux et qu’ils n’ont pas fini de vous narguer, maintenant qu’un parti politique défend leurs intérêts. Les premiers, d’ailleurs, avant les élégantes Parisiennes, ils ont su remettre à la mode brodequins et treillis : sur les collines entourant Sarajevo, dans les années 1992-95, on a pu vérifier la vibrante actualité du look chasseur-paysan, associé à la revanche symbolique et sanglante du monde rural sur les villes. Ce retour annoncé à l’état de nature figure peut-être, pour nos démocraties, le prix de leur trop longue et trop paisible prospérité. Dans un livre consacré à La violence des images (Seuil), Olivier Mongin évoque cette violence tellement intériorisée par les sociétés (depuis qu’elles sont en paix à leurs frontières), comme par les individus, qu’elle finit par déboucher sur « la guerre de tous contre tous ». A une certaine tranquillité internationale, entre les grandes nations tout au moins, correspondrait un défoulement « intra-étatique » qui s’opère aussi, pour Yves Michaud, « dans les raves, sur les routes ou dans le tourisme de l’extrême » . Sans oublier, n’en déplaise aux ébahis, les manifs lycéennes d’aujourd’hui et les grèves générales de demain. C.F. 

1) Esprit, décembre 1997

Article paru le 31 octobre 1998 dans Le Nouvel Observateur