FORÇATS DU BITUME
Le succès populaire du Tour de France a résisté à deux guerres mondiales, à la tyrannie de la vitesse et à la standardisation des émotions. Si l’on se presse encore par millions le long des routes de l’Hexagone, c’est peut-être pour y célébrer, à l’heure de toutes les tentations cybernétiques, une réhabilitation possible du temps, de l’espace… et du travail humain.
Federico Bahamontes dans l'ascension du col de Romeyere, 1954 |
Le 84e Tour de France partira samedi de Rouen. La course visitera trente-six départements, un petit bout de Suisse et la principauté d’Andorre pour s’achever le 27 juillet à Paris après 3 870 kilomètres de sueur, de larmes et de légende. Impossible, pendant ces trois semaines, de demeurer sourd à la grande rumeur, à moins peut-être de cultiver quelque vieille haine de classe, relent d’un front pop’ mal digéré — alors même que les plus fins intellectuels n’hésitent plus à confesser leur vélocipédophilie. Créé en 1903, le Tour est aujourd’hui l’événement sportif le plus suivi après les jeux Olympiques et la Coupe du Monde de football. Au siècle de la vitesse et de la transe, des échanges virtuels et de l’ubiquité, il est rassurant de constater la popularité d’une discipline aussi dépendante de la masse musculaire humaine. Un sport dont la chanson de geste peut atteindre une lenteur quasi comique (jusqu’au vertige du surplace dans les épreuves de poursuite), comme une image arrêtée qu’on se repasserait sans fin pour mieux se souvenir, chercher une clé essentielle et enfuie.
Premier Tour, 1903 |
Nos
parents n’ont pas oublié que le vélo, à l’heure de l’essor industriel
et du loisir peu à peu découvert, fut le compagnon des premières pentes
dévalées à fond de train, des premières émancipations et des premiers
voyages. Longtemps, il est venu récompenser un certificat d’études ou
saluer un Noël plus heureux que les autres. L’identification aux
coureurs du Tour de France était alors naturelle, stimulée par les
congés payés qui allaient conduire au bord des chemins des millions de
néovacanciers, émerveillés d’approcher les champions et les vedettes du
music-hall attachées à leurs basques. La publicité balbutiante trouvait
là une cible parfaite, conquise d’avance, toute prête à boire Viandox et
à porter les couvre-chefs en papier journal qu’on lui distribuait
généreusement, marqués aux armes de Cinzano. La télévision n’existait
pas, le Tour s’imposait comme un vecteur de communication idéal. Le
souffle de l’épopée, qui précédait la procession tout au long des 4 000
kilomètres du parcours, lui survivait des mois entiers: on y était, on
les avait vus. Magne. Maes. Lapébie. Pélissier. Bobet le fils de
boulanger. Bahamontes, l’aigle de Tolède. Vietto. Geminiani. Gaul.
Jean Robic franchit seul le col de l'Aubisque, 1947 |
Jean Stelli, 1948 |
L'arrivée à Paris, 1963 |
Pays
rêvé ? Peut-être. Rêve de résistance à la standardisation des mœurs et
des individus. Avant de se dissoudre dans une histoire justement
imaginaire, c’est tout un monde de chair et de sang qui cherche des
preuves de sa propre existence en observant la lutte haletante des
forçats de la route. Ceux-là ne doivent leur place au sein du peloton
qu’à la puissance de leur effort, à l’usage intelligent de leur corps :
la course cycliste donne ainsi à contempler le spectacle d’un travail
authentique en train de se faire, rétablit l’homme dans sa dignité
physique et sa singularité, fût-elle souffrante, quand la fin de siècle
exalte les activités immatérielles, porte aux nues les manipulateurs de
symboles et ne cesse, à l’inverse, de manifester son dégoût des
contingences corporelles.
« Au sport on voit des gens au travail, remarquait
Jean-Luc Godard, surtout maintenant qu’il est professionnel. Même s’ils gagnent
des milliards, on peut se sentir l’égal des champions, parce qu’on voit ce
travail » (1). Peut-être aussi parce qu’on évite de trop penser aux substances
interdites et chimiques qui circulent, dit-on, dans leur sang. Idéaliste et
néanmoins pragmatique, le Tour, pour subsister, n’a d’autre choix que de
balancer entre la candeur de ses traditions et les exigences de la compétition
moderne. Ce qui ne l’empêche pas de rester un impitoyable révélateur des
faiblesses humaines et des mensonges de l’époque. C.F.
. L'Equipe de France et André Leducq (foncé), futur vainqueur, 1930 |
(1) Dans cet entretien diffusé sur LCI, Godard relevait que le ministère du Travail était récemment devenu ministère de l’Emploi. Le mot « travail » fait-il honte?
Article paru le 5 juillet 1997 dans Le Nouvel Observateur