UN VOILE SUR L'ASSIMILATION






Il y a, dans les débats chroniques autour du voile,
une absence qui rend fou, explique Anne Rosencher,
directrice déléguée de la rédaction de L'Express.
Un mot devenu tabou et qui pourtant
explique une grande part de la querelle.





Au conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté, 10/2019


Dans un livre intitulé La Moustache, l'écrivain Emmanuel Carrère imagine l'histoire d'un homme rendu fou par le fait que personne dans son entourage - jusqu'à sa femme — ne s'aperçoit qu'il a rasé les bacchantes qu'il arborait depuis des années. Il y a, de même, dans la société française quand elle débat du voile, une absence qui rend fou. Un mot devenu tabou, qui semble avoir été rayé de notre mémoire collective, et qui pourtant explique une grande part de la querelle : le concept d'assimilation. On se tromperait en résumant la question du voile à laïcité ou au féminisme. Les débats chroniques que suscite le foulard — celui de la chanteuse Mennel à celui de la porte-parole de l'Unef, en passant par le hijab de running de Decathlon — révèlent les soubresauts d'un modèle qui a structuré le principe d'intégration français pendant des décennies, mais dont nous avons collectivement abandonné l'emploi même du terme au monopole de quelques uns, souvent pyromanes. L'assimilation, puisque c'est d'elle qu'il s'agit, figure toujours dans notre Code civil (article 21 - 24) et dans l'inconscient de nombreux citoyens, mais elle a disparu du débat, et vient tourmenter nos polémiques de plateaux télé comme le spectre d'Hamlet. 

L'idéal multiculturaliste

On peut être pour ou contre l'assimilation, mais d'abord, peut-être, convient-il de la définir. En résumé, c'est l'idée qu'en République, personne n'est enfermé dans son ethnie, sa culture, ou sa religion : le citoyen est l'homme (ou la femme) "sans étiquette" — pour reprendre l'expression de Régis Debray —, c'est-à-dire sans signe distinctif. Ce projet de creuset où l'autre devient comme soi est forcément contraignant - "violent", diront ses pourfendeurs -, et c'est un fait qu'il nécessite que la grande majorité des derniers arrivés se départent de leurs coutumes et de leurs croyances au moins dans la sphère publique. Ce modèle, on peut tout à fait le critiquer au nom des droits individuels, mais il est absurde de le qualifier de "raciste" : il a su, au contraire, produire les plus forts taux de mariages mixtes au monde. Réduire ceux qui déplorent le développement des signes ostentatoires d'appartenance — le voile, donc, mais aussi la kippa ou le turban si c'était le cas un jour — à une bande de xénophobes apeurés est un contresens. Si certains opportunistes se planquent derrière la République pour dissimuler leurs obsessions, ils ne sauraient disqualifier l'ensemble d'une promesse si propre à l'idéal français. 

A l'inverse, il est également caricatural de penser que la totalité des Françaises voilées utilisent le hijab comme l'étendard d'un projet islamiste belliqueux. Beaucoup disent ne pas vouloir vivre comme à Riyad, mais comme à Londres. C'est-à-dire dans une société multiculturaliste, où chacun préserve et perpétue ses moeurs, ses coutumes et sa façon de voir, et où la laïcité se confond avec l'oecuménisme. Ce modèle donne l'heure à Londres, New York, Berlin, ou Madrid. En France, il a séduit les bigots et les communautaristes, mais aussi une frange "progressiste" tout à fait respectable, qui ne voit pas à mal dans cette société où "chacun fait ce qui lui plaît" — enfin, surtout pour les gens aisés, car en bas, c'est plutôt "chacun fait comme il peut". 

Comme le dit très justement le géographe Christophe Guilluy, "dans les pays développés, il y a un modèle économique unique — la mondialisation — et un modèle sociétal unique : le multiculturalisme". Ce dernier est en grande partie advenu en France et, contrairement à ce que fantasment certains, il n'y a pas de bouton "on - off". Il ne suffit pas d'ajouter des heures supplémentaires d'instruction civique à l'école pour revenir au républicanisme ex ante. Les leviers qui soutenaient ce projet - leviers géographiques, démographiques, culturels, sociaux - se sont abîmés et, avec eux, la fierté et la confiance en un modèle qui était certes défini par la loi, mais armé par l'enthousiasme commun et l'envie de se rassembler en se ressemblant. Sans cette foi, ne reste que la contrainte. Et la promesse de débats douloureux à l'infini. 

Article paru dans L'Express le 17/10/19