LES MOTS DE LA FIN

 


« … partout où  j’avais essayé de régler des comptes avec l’injustice, c’était moi-même qu’à la fin j’avais débusqué comme fauteur de tort. » 
Milan Kundera — La Plaisanterie



Invité à revenir sur l’émission de télévision qui lui valut d'être accusé de banaliser le viol, Alain Finkielkraut n’écartait pas qu’elle ait révélé
 « la crise, peut-être terminale, de la conversation française ».
L’événement aura confirmé avec une rare crudité l’état d’anomie dans lequel le débat démocratique n’en finit pas de sombrer, sous les assauts conjugués du fanatisme idéologique et de trente ans d'une déculturation de masse.


Colère rouge - Simone Picciotto

De la soirée spéciale que la chaîne LCI dédia à la liberté d’expression, comme on le ferait à un cher disparu, il était illusoire d’attendre autre chose que ce qu’elle avait décidé d’offrir. C’est le propre de ce genre d’agora focalisée sur la quête d’audience que d’encourager ses protagonistes, choisis de préférence en fonction de leurs positions tranchées, à les défendre sur un mode assez péremptoire pour rendre toute objection irrecevable et renvoyer le contradicteur à son indignité foncière. Rien de plus payant que l’altercation et de moins opportun que la nuance ou la complexité, ainsi que le confirma cette « Grande confrontation » on ne peut mieux nommée et gratifiée d’un ordre du jour ingénu : « Toutes les opinions sont-elles bonnes à dire ? » Dans le climat actuel, poser la question revenait à y répondre. Sans surprise, l’émission donna lieu, dans son ensemble, à un affrontement stérile, d’autant plus interdit de possible conciliation que les affirmations les plus intransigeantes émanaient de représentants du néo-féminisme et de l’antiracisme, difficilement sujets à récusation, en principe, quand bien même leur défense emprunterait des chemins douteux. Parti de l’affaire Polanski, l’incident significatif entre tous se produisit lorsque le philosophe Alain Finkielkraut, accusé par la fondatrice du mouvement Osez le féminisme de promouvoir rien de moins que la « culture du viol », se risqua à répondre au moyen d’une antiphrase provocatrice, probablement maladroite en pareille compagnie. « Violez, violez, violez ! Voilà, je dis aux hommes : violez les femmes ! D’ailleurs, je viole la mienne tous les soirs. » Caroline De Haas pouvait jubiler et s’offusquer — « Vous n’avez pas le droit de dire ça » — et David Pujadas, en Monsieur Loyal, tenter d'expliciter la nature ironique du propos, le mal était fait. « Non ce n’est pas du second degré, ce n’est pas drôle. »

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LCI - 13/11/2019 

La réactivité du technomonde fit le reste. Des bas-fonds jusques en haut, la clameur de haro se propagea en moins de temps qu’il n’en faut à un justicier numérique pour fabriquer et diffuser un montage tronqué où une boutade indignée tient lieu d’appel au crime : saisine du procureur de la République par quatre députées de La France insoumise, du CSA par le parti socialiste et le collectif Nous toutes, écrasement de l’infâme dans Libération — « Sa tentative de second degré apparaît comme un premier degré camouflé, une ruse de la parole dominante, vouée à être déjouée comme telle » (Daniel Schneidermann) — et Le Monde : « Pas sûr que ces propos tempèrent celles et ceux qui considèrent qu’une nouvelle fois, même sous couvert de l’ironie, l’anti-politiquement correct a servi à légitimer l’abject » (Nicolas Truong)... Marlène Schiappa et Sibeth Ndiaye, ministres en exercices, y allèrent de leur message outré tandis que la directrice de France Culture, pas fâchée de la fragilisation du producteur de « Répliques », honni par la cible qu'elle courtise (en substance l'auditoire jeune et creux de France Inter), opposa à une pétition exigeant son éviction un soutien on ne peut plus cauteleux : « Je ne pense pas qu'il appelle à violer qui que ce soit. »

L’ambiguïté perdue

Au-delà de la consternation immédiate qu’il peut susciter, l’événement n’a rien d’anodin. L’alliage de malhonnêteté intellectuelle et de majestueuse sottise qui s’est donné à voir en cette occasion n’est pas inédit mais son succès indique qu’un pas supplémentaire a été accompli vers la proscription de tout échange de vues constructif et apaisé dans une « société littérale » appelée à se substituer à la « patrie littéraire », selon l'expression d'Alain Finkielkraut. Il y a certes longtemps qu’à l’art très aristocratique de la conversation, qui n’excluait pas le dissensus et lui conférait précisément sa noblesse, a succédé un débat public porté sur l’anéantissement symbolique de l’adversaire plus que sur le compromis ou le désir d’élucidation partagé, l’ « invention à plusieurs » chère à l’historien Marc Fumaroli comme à Emmanuel Kant — « Penserions-nous beaucoup et penserions-nous bien si nous ne pensions pas en commun avec d'autres qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ? » Si l'on se fie à leur évolution récente, il semble que la délibération parlementaire et son avatar médiatique aient pour de bon jeté par-dessus bord les formes policées de cette modalité sans laquelle il n’est pas d’existence démocratique viable : la négociation rationnelle. L’émission du 13 novembre, anniversaire des attentats de 2015, aura peut-être entériné sa liquidation définitive.



(c) Michael P. Ramirez

Le temps paraît venu, en effet, d'une Inquisition uberisée dont les mobilisations éruptives et  instantanées s'emploient à empêcher par la force l'expression d'oeuvres ou de réflexions ne répondant pas à « une certaine idée de la morale et du Bien », pour reprendre les mots de Belinda Cannone.

De la destruction spectaculaire et furieuse des livres d’un ancien président de la République dans l'enceinte de la faculté de droit de Lille à l’annulation par plusieurs établissements universitaires de conférences jugées liberticides, sans oublier l'Unesco et le voilement pudibond d'une série de sculptures contemporaines « afin de ne pas choquer certaines sensibilités », les occasions ne manquent pas de vérifier l’activisme des nouveaux Comités de salut public : ils voient des Vendéens partout et ne les lâcheront plus. À leur vigilance rien désormais ne doit plus échapper ni pouvoir s’opposer, et moins encore l’ambiguïté à laquelle ils sont par essence allergiques. « Aucun grand mouvement ayant pour devoir de transformer le monde ne tolère le sarcasme ou la mise en boîte parce que c’est une rouille qui entame tout », écrivait Milan Kundera dans sa célèbre Plaisanterie. « On ne badine pas avec l’émancipation humaine », abondait Finkielkraut, prémonitoire, en 2009. « On ne fait pas trembler, même en plaisantant, le sens de l’Histoire. Il n’y a pas de place pour l’équivoque dans la vision révolutionnaire du monde1. » Et pas davantage pour un passé hérétique que les commissaires de la rectitude politique et artistique, bien au-delà de nos fameuses « pages sombres », semblent déterminés à nettoyer lui aussi. Livré à un zèle épurateur qui n’est pas sans évoquer la logique fatale aux bouddhas de Bâmiyân ou aux mausolées de Tombouctou, le peintre Paul Gauguin, fraîchement étiqueté « Occidental privilégié » et « pédophile » présumé, est le dernier en date des grands absents menacés de voir dévoiler leur « part d’ombre » et claquemurer leurs oeuvres. Le patrimoine, il est vrai, n'est « pas éternel », il est « construit » — et peut donc être déconstruit, si l'on en croit Maboula Soumahoro, universitaire et proche du parti des Indigènes de la République.

Supériorité morale

Le terrorisme intellectuel a de solides racines. S’il resurgit soudain avec une véhémence oubliée, dopée par l’apparition de médias dédiés, par la puissance manichéenne des réseaux sociaux et par l’importation d’autant plus efficace de la « political correctness » anglo-saxonne, il ne dormait que d’un oeil. Sans remonter à la Loi des suspects de septembre 1793 (d'abord destinée à ceux « qui, soit par leur conduite, soit par leurs relations, soit par leurs propos ou leurs écrits, se sont montrés partisans de la tyrannie ou du fédéralisme et ennemis de la liberté » puis étendue un mois plus tard à « ceux qui n'ayant rien fait contre la liberté, n'ont aussi rien fait pour elle »), il suffit de se remémorer la violence du débat idéologique des années d’après-guerre : « Tous les intellectuels de Paris étaient staliniens, il y avait sur les murs la photo de de Gaulle avec la moustache d'Hitler », expliquait Claude Mauriac en soulignant l’autorité doctrinale alors implacable de Jean-Paul Sartre (« Tout anticommuniste est un chien »). Il fallait s'appeler Orwell pour oser affirmer que « la faute de presque tous les hommes de gauche depuis 1933 est d'avoir voulu être antifascistes sans être antitotalitaires ». Moins anecdotique qu’on pourrait le croire, qu'on se souvienne aussi de la façon dont le rock, à partir des années 1970, permettra aux prescripteurs culturels de tracer une sourcilleuse ligne de partage entre la bonne culture et la mauvaise : impossible d'être moderne et d’aimer à la fois Led Zeppelin et Joe Dassin ; le sectarisme exprimé dans les rubriques spécialisées, en particulier à Libération, arbitre des tolérances, reflétait avec une férocité édifiante cette conviction d’une supériorité morale qui finira, au sein même du camp progressiste, par laisser de moins en moins de place à l'idée de monde commun.

On sait comment la gauche s'est coupée du peuple, pour avoir abandonné les combats sociaux et les piliers de l’universalisme républicain au profit d’un libéralisme sociétal et culturel qui ouvrait des droits à la moindre catégorie passible de discrimination — réelle ou fantasmée. Encourageant l’extension du domaine de la victimisation, elle a contribué à l’exacerbation des subjectivités et à la prospérité d’un nouveau type d’individu déresponsabilisé, désaffilié mais « fier » de lui et de sa « communauté » spécifique, jamais en reste d’une surenchère revendicative. Aucune norme morale ne devait plus venir limiter le droit de chacun à « vivre sa life comme il l’entend » (Les Inrocks). Sous ce magistère intraitable, le fossé entre bien-pensance connectée et culture plouque, cosmopolitisme chic et pays moisi, humanisme ouvert aux quatre vents et réaction racornie n’a cessé de se creuser pour aboutir à un paysage atomisé et à un débat binaire qui se joue des frontières. « À force de lutter pour des minorités, la gauche américaine a perdu de vue ce qui définissait la majorité », constatait Riss, l’éditorialiste de Charlie Hebdo, au lendemain de l’élection de Donald Trump, qui fut avant tout l’échec d’Hillary Clinton et de son mépris affiché pour la base sociologique du camp adverse.

De la victimisation à l'intimidation

La morgue des requérants et offensés perpétuels, dont « La Grande confrontation » aura permis d'exposer en longueur le pouvoir d’intimidation, procède directement de cet aggiornamento délétère. « Je n'ai aucune gratitude à exprimer à ce pays qui est le mien et que j'ai le droit de traiter comme je veux », répondit Maboula Soumahoro à Alain Finkielkraut qui l'interrogeait sur son rapport à la notion de reconnaissance.
« Vous avez le droit d’estimer que vous avez été insultée », lui assura David Pujadas. Rien de plus aisé à décrocher, en vérité, que le brevet de dominé sinon, peut-être, le baccalauréat, scabreuse constatation qui renvoie à l'effondrement manifeste de l'intelligence collective. C'est peu de dire que le relativisme culturel et l'égalitarisme dogmatique, a fortiori quand celui-ci se confond avec la recherche du plus bas dénominateur commun, ne sont pas suspects d'avoir contrarié en quoi que ce soit le processus de déculturation massive initié au cours des deux dernières décennies du 20e siècle. Il n’est pas indifférent que l’émission du 13 novembre se soit tenue sous les auspices d'une filiale de TF1 : aux côtés de M6, de Canal+ et de la défunte Cinq jadis offerte à Silvio Berlusconi par la gauche, la première chaîne de télévision française, privatisée en 1987, n'a eu de cesse, depuis lors, de mettre en place les conditions d’une méthodique décérébration de son audience, de l’aveu même et fameux du président de l'époque (« Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible »).




« C'est stimulant de penser que vers 2050,
 plus personne ne pourra avoir ce genre de conversation ! »
 1984 - George Orwell

Trente ans plus tard, les objectifs ont été atteints et probablement dépassés. Où donc et comment une génération nourrie par les médias de masse au lait de l'insignifiance, de l'indigence morale et du rejet de tout héritage aurait-elle pu assimiler les fondements de la « décence commune » ? La révolution numérique se chargea d'achever le zombie 2.0 en le condamnant, derrière l'illusion de la communication permanente, à l'isolement surconnecté et à l'aliénation choisie. Au long de ces trois décennies fondatrices — Trente Niaiseuses — jamais les élites éclairées ne se sont montrées capables de prendre la mesure du désastre qui s'opérait sous leurs yeux. Le cynisme et la paresse des gouvernements successifs ont interdit toute résistance institutionnelle et ouvert les vannes à la lame de fond régressive qui se prépare à balayer les dernières digues encore épargnées par l'engloutissement.



Le grand rapetissement


L'école était pourtant le rempart tout désigné pour tenir tête à ce monde de l’illimitation, de la délation et de la déshumanisation que Jean-Claude Michéa, parmi quelques rares esprits lucides, avait vu venir de longue date. En 1999 il rappelait2 comment l’historien Christopher Lasch, vingt ans plus tôt, décrivait le déclin du système éducatif américain : « L’éducation de masse, qui se promettait de démocratiser la culture, jadis réservée aux classes privilégiées, a fini par abrutir les privilégiés eux-mêmes. La société moderne, qui a réussi à créer un niveau sans précédent d’éducation formelle, a également produit de nouvelles formes d’ignorance. Il devient de plus en plus difficile aux gens de manier leur langue avec aisance et précision, de se rappeler les faits fondamentaux de l’histoire de leur pays, de faire des déductions logiques, de comprendre des textes écrits autres que rudimentaires.3»

Il est peu plausible — ce n’est pas l’intérêt de ses promoteurs — que le développement de l’intelligence artificielle, aujourd'hui, parvienne à compenser la destruction des capacités d'attention, de mémorisation et de concentration générée par les nouvelles technologies, corrélée à l'affaissement mécanique du niveau des jeunes enseignants et aux répercussions de l’intégration ratée des vagues d'immigration récentes. L'obscurantisme sous toutes ses formes, à commencer par l'idéologie publicitaire, ne pouvait trouver terreau plus propice à sa prospérité. La réalité devrait pouvoir se regarder en face : les enfants de ce nouveau siècle ne sauront bientôt plus lire, ou n'y aspireront plus. Ne plus lire, c’est-à-dire ne plus vouloir entendre de parole venue d’ailleurs — hors de soi et de sa subjectivité impérieuse — ou héritée d'hier. Cesser, dès lors, de s’inscrire dans une continuité historique, et se suffire du présent. Ce qu'il restera de transmission redeviendra oral, lacunaire, et le renoncement à la mise à distance ramènera inévitablement à l'irrépressibilité des pulsions, à la brutalité ordinaire (on en voit les prémices), à ce que Roger-Pol Droit, au terme du débat de LCI, qualifiait d' « hyper-excitabilité » : cette soif d'immédiateté qui est la négation même du langage et de la civilité. Le jour est proche où « la terre sera devenue plus petite », prête à accueillir « le dernier homme » de Nietzsche, celui « qui ne sait plus se mépriser lui-même », qui « sautille » et « rapetisse tout », l'insolent « qui croit être une fin en soi4 » (Peter Sloterdijk).



Quotidien (TMC) - 20/11/19

Lorsque certaines têtes d'affiche parmi les plus brillantes de France Culture se sentent obligées de se désolidariser, intellectuellement au moins, d'un « voisin de bureau embarrassant » — Finkielkraut — et de faire ainsi allégeance aux entertainers de l'ex-Petit Journal, temple de l'ignorance satisfaite et de la réduction de l'univers à l'exiguïté de leurs certitudes, quand le Conseil d'Etat donne raison à l'émission de Cyril Hanouna contre le Conseil supérieur de l’audiovisuel, impotente autorité qui s'était hasardée à vouloir en sanctionner les dérives, il n'est pas incongru d'y déceler deux signes supplémentaires, minuscules et éloquents, d'une capitulation terminale. « Peut-être le dernier homme est-il celui de l’accélération dans le vide et du ralentissement cérébral, de l’encéphalogramme plat4 », pressentait Jean Baudrillard. Ivre de sa puissance neuve, impatient de se retrouver entre semblables et de n'être plus importuné par les vestiges de temps révolus, il a déjà commencé, en tout cas, à poster les faire-part.« Votre monde se termine ! Vous pourrez paniquer tant que vous voudrez, c'est terminé ! », déclara Maboula Soumahoro le 13 novembre en un sourire définitif. Quelques années plus tôt, au même interlocuteur, marqueur décidément récurrent du monde ancien qui tarde à s'effacer, la romancière Léonora Miano avait adressé un message à peu près identique.

De la maison commune ainsi promise à la table rase le dernier à s'échapper, au train où vont les choses, n'aura même pas de lumière à éteindre.




25/11/19


 « Si ce que Dostoïevski appelle la seule question, celle de l'existence — ou de la non-existence — de Dieu, ne vaut plus qu'on y réfléchisse, qu'on essaie de trouver des métaphores formelles pour exprimer cette question, alors effectivement je crois que nous entrons dans ce que j'appelle un épilogue, en jouant sur le mot : ce qui vient après le mot, après le logos (au commencement était le mot) ;  il se pourrait qu'à la fin soit la dérision. Nous entrons peut-être dans une grande époque de dérision. »

 George Steiner - Hors-Champs, France Culture, 5/4/12

   

 



1 Alain Finkielkraut — Un Coeur intelligent (Stock/Flammarion, 2009)
2 Jean-Claude Michéa — L'Enseignement de l'ignorance et ses conditions modernes (Climats, 1999) 
3 Christopher Lasch — La Culture du narcissisme (Climats, 2000)
4 Peter Sloterdijk, Jean Baudrillard, Alain Finkielkraut — Le Dernier homme (Répliques, France Culture, 3/4/99)


                                            
                                                                                     LCI - 13/11/2019