(IN)FAUX-SEMBLANTS
Si le FN n’existait pas, Karl Zéro l’inventerait. Démagogie, jeunisme et antifascisme récréatif composent le fonds de commerce de ce Vrai Journal qui oeuvra activement, sous les ors emblématiques de Canal+, à l'abaissement du débat public et à la stérilisation de la pensée progressiste.
Karl Zéro |
Le Vrai Journal de Karl Zéro, en deux ans, a réussi à conquérir un public fidèle (1,5 million de téléspectateurs en moyenne) et plutôt jeune, qui délaisse les magazines d’information traditionnels au profit de ce cocktail sarcastique où cohabitent sketchs pesants et reportages parfois excellents quand ils ne sont pas alignés sur l’indignation cauteleuse et la volonté simplificatrice du maître des lieux. « Je fais une émission citoyenne », clame l’animateur.
Citoyen ! Sur son plateau, le mot circule comme un mantra publicitaire. Que veut-il dire exactement, dans la bouche de l’humoriste-révolutionnaire ? Qu’à lui, on ne la fait pas. Que les mensonges et turpitudes des élites qui nous dupent doivent être révélés à la foule, dont il est le dépositaire de la colère. Et surtout, fonds de commerce de l’émission, que les fascistes ne passeront pas. Si le Front national n’existait pas, il faudrait l’inventer. Grâce à lui, la lecture du monde est devenu moins complexe pour ceux que la faillite des idéologies messianiques et quatorze ans de cynisme mitterrandien avaient laissés désemparés, contraints de chercher un substitut à la pensée binaire qui leur servait jusqu’alors de charpente.
Manifestation « anti-Le Pen », 1er mai 2002 |
Tout est redevenu simple : le spectre d’une extrême-droite renaissante vient à point nommé rétablir le clivage nécessaire à la libération des énergies trop longtemps privées d’exutoires ; les salauds sont de retour. Nous autres « citoyens » avons loupé l’Occupation, l’épuration, Mai-68. Dès lors, gonflés d’une foi toute neuve, révoltés par l’exaction trimestrielle du skinhead de service, honteux d’être à ce point fascinés par le verbe reptilien de Bruno Mégret, ravis, en somme, de pouvoir haïr à nouveau, et à bon droit, nous ne raterons pas la loi Debré, chasserons Juppé de son appartement, jubilerons de découvrir un Papon si conforme à l’idée que nous nous en faisions, prouverons à l’humanité scandalisée que de vieux historiens ont écrit en leur temps dans des revues collaborationnistes (Amouroux à dix-neuf ans dans la Petite Gironde, émission du 18/10/98) et porterons à la lumière les suspectes accointances des élus de la nation (1). Les collabos, du reste, nous en dresserons des listes : élus de droite tentés par un accord avec la bête immonde, intellectuels trop présents dans les médias (selon Bourdieu), non-signataires de la pétition défendant inconditionnellement les sans-papiers, députés socialistes absents le jour du vote du Pacs...
« A qui on peut faire confiance aujourd’hui ? A personne ! »
La gauche du dimanche est en marche. Pour elle, Zéro compile, Zéro dénonce, Zéro exhorte. Il ne lui vient pas à l’esprit, pas plus qu’aux autres tenants de cette génération vertueuse, qu’ils récupèrent ni plus ni moins, par leur appel à la vindicte populaire et l’usage répétitif de la délation, les méthodes de leurs adversaires. Dans un tel contexte, les quelques enquêtes sérieuses réalisées par des journalistes de l’agence Capa ont du mal à surnager. Comment pourraient-elles atteindre à l’exigence souhaitable, ainsi enveloppées ? Le plateau apparaît souvent comme une caricature de prétoire où se succèdent des pièces à conviction filmées. C'est certes une tendance maison, à Canal+, que de participer à la modernisation de la justice (on se souvient de « Bob » De Niro, lavé en direct des accusations qu’un vilain juge faisait peser sur lui et ressortant de chez Guillaume Durand nanti des excuses de la France), mais il faut que l’information télévisée soit tombée bas pour qu’on arrive à trouver à ce Vrai Journal des qualités journalistiques.
Un pitoyable débat y opposa Daniel Bilalian, naguère homme tronc de France 2, à Karl Zéro sur le thème, justement, de « l’info idéale ». L’affrontement était artificiel, les duettistes représentant les deux faces d’une semblable imposture, la même inavouable démarche marketing : d'un côté rassembler les « mimiles » (le terme est de Bilalian) en privilégiant les faits divers atroces et l’actualité de proximité ; séduire les jeunes de l’autre, en caressant dans le sens du poil leur propension, déjà exploitée par M6, à la paranoïa conspirationniste (« A qui on peut faire confiance aujourd’hui ? A personne ! », constatait encore un sketch récent du Vrai Journal). Dans un cas comme dans l'autre, l’émotionnel rafle la mise. A cette nuance près que chez Zéro, la foule est là pour huer les méchants qu’on vient de lui exhiber. C’est un progrès, dit-on, par rapport aux émissions « pour grands-pères » auxquelles l’encanaillé dandy renvoie parfois les rares mécontents. Ici une parole est légitime quand elle est prononcée par un jeune ou, mieux, un « exclu ».
Zorro de pacotille, tutoyeur obséquieux des puissants assez sots pour lui servir la soupe, allié objectif, par ses insuffisances, de l’extrémisme qu’il prétend combattre, Karl incarne le degré zéro de la réflexion politique et de l’idée même de citoyenneté. La vie en démocratie n’est pas l’agglomérat de groupes revendicatifs dont les incessantes créances face à un Etat sourd et toujours coupable quoi qu’il fasse, qu’il intervienne trop, ou pas assez, suffiraient à fonder l’autorité morale. Elle ne peut non plus se résumer, même si c’est plus commode, à l’union sacrée contre un ennemi commun dont les avancées sont ici vécues avec une trop visible jubilation. En attendant la recomposition d’une « cellule familiale républicaine » incontestablement délabrée, les sympathiques rejetons de la génération Zéro en ont encore pour un moment à barboter dans leur infantile rébellion contre toute forme de pouvoir, doublée d’une demande de prise en charge jamais satisfaite. Les temps sont durs. C.F.
(1) Zéro prépare une série qui traitera de « la part d’ombre des gens connus ».
Article paru le 31 octobre 1998 dans Le Nouvel Observateur