Comme
une brise printanière répand sans discernement ses pollens
allergisants, la culture LOL propage le sarcasme et l’insignifiance
bien au-delà des territoires adulescents de la "Génération Y". Les
plateaux de télévision n’y échappent pas, ainsi ceux du Grand et du Petit Journal
de Canal+ où la plupart des hommes politiques, cibles privilégiées et
consentantes, viennent acquitter penauds leur écot au pouvoir de
l’information-divertissement. Chaque soir, de fringants et juvéniles
dandys y soumettent le réel, en l’espèce la démocratie représentative,
ses acteurs et ses usagers ordinaires, à une grille de lecture
réglementaire fondée sur l’humour, lui-même pesé à l’aune de sa
capacité à déconsidérer.
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Yann Barthès (Le Petit Journal, Canal+) |
Décliné
en système sur la presque totalité des supports de communication
audiovisuels et numériques, ce méthodique exercice de réductionnisme ne
fait pas qu’entretenir la défiance collective à l’égard des
institutions. Il organise l’étouffement, dans un interminable éclat de
rire, de tout ce qui pourrait ébranler la torpeur ambiante en ramenant à
la surface du débat public l’écho d’enjeux désagréablement concrets :
décomposition sociale objective, montée de l’indétermination civique
et identitaire, impossible projection dans un avenir désespérant.
Assourdis par l’hilare tintamarre, le cri du peuple et la vraie vie,
pour se faire entendre, ne devront compter que sur eux-mêmes.
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GQ, mars 2012 |
« C’est
le dossier de cette édition. » Le 28 mars dernier, cinq mois après
TF1, le journal de 20 heures de France 2 s’est penché sur l’énigmatique « Génération Y » et sur les treize millions d’individus qui la
composent, âgés de 17 à 33 ans, reconnaissables aux écouteurs greffés à
leurs oreilles et aux mutations articulaires induites chez eux par
l’écriture compulsive de micro-messages numériques. Le reportage
insistait sur l’inclination de ces digital natives
à utiliser l’humour pour se protéger d’un monde perçu comme hostile
et inquiétant. Quelques semaines plus tôt, le mensuel masculin GQ (Gentlemen’s Quarterly)
avait lui aussi consacré à cette génération « qui n’a plus foi en
rien sinon en l’humour » une enquête approfondie, intitulée : « Si
la politique vous donne envie de pleurer… VOTEZ LOL ! (1) Comment le
nouvel humour Internet devient une arme de subversion (massive) ». L’article était signé Vincent Glad, par ailleurs préposé à l’observation des réseaux sociaux pour le compte du Grand Journal de Michel Denisot, sur Canal+.
Impérative irrévérence
La subversion, selon le Petit Robert, est le « bouleversement »,
le « renversement de l'ordre établi, des idées et des valeurs reçues,
surtout dans le domaine de la politique. » Examinant le déploiement
de cette dissidence guillerette au sein des espaces de communication
contemporains, l’enquête de GQ relevait la tendance de la
communauté Internet à s’y forger « sa propre mythologie, peuplée de
héros dérisoires et ridicules » ; ainsi « les fausses morts de
personnalités, si possible bien ringardes, rencontrent un fort écho. La
mort de Michel Sardou a déjà été annoncée au moins dix fois sur Twitter ».
Ces canulars auraient pour objet d’inciter les médias traditionnels à
reprendre les faux scoops en se dispensant d’en vérifier la véracité.
Résultat : « le LOLeur ridiculise la star ou l’information sans en
tirer profit et révèle au passage certains dysfonctionnements ».
« Marquée par la crise économique et le désenchantement du politique »,
poursuivait GQ, « la
génération LOL semble déterminée à ne plus rien prendre au sérieux,
sauf le rire, comme si celui-ci était la seule finalité ayant encore
un sens aujourd’hui ».
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Nulle Part Ailleurs (Canal+) |
L’allergie à la « prise de tête » et l’expression elle-même ont à peu près l’âge des digital natives.
Elles ont essaimé vers la fin des années 1980, juste avant
l’apparition de la communication instinctive propre à l’écriture
numérique, aux messageries instantanées et aux SMS. Le monde en
finissait avec la Guerre froide,
conclue par le triomphe apparent du modèle libéral et la faillite des
idéologies alternatives. En France s’amorçait le second septennat de François Mitterrand,
modérément marqué par l’idéalisme et l’exigence morale. L’époque se
voulait festive, communicante, affranchie de l’esprit de sérieux, des
dogmes et des carcans anciens ; elle manifestait notamment sa
décontraction sur les ondes de la radio et de la télévision « libérées »,
c’est-à-dire privatisées. Le succès de Canal+,
la chaîne à péage lancée en 1984 par André Rousselet et Pierre
Lescure, valait alors à « l’esprit Canal » d’exercer son influence très
au-delà des seuls plateaux de La grande famille et de Nulle Part Ailleurs (NPA),
ses vitrines emblématiques accessibles aux non-abonnés. Cette manière
nouvelle de regarder le monde se fondait à la fois sur une soumission
organique à la logique promotionnelle — en matière culturelle — et
sur une irrévérence de principe, en phase avec le relativisme ambiant
(tout se valant, rien ne devait prévaloir), caractéristique également
d’une postmodernité aussi pressée d’araser distinctions ou hiérarchies
héritées du passé qu’elle était ennemie du temps long ; après elle,
le déluge. Chaque soir dans NPA, entre 19h et 20h30, au fil de l’access prime time
cher aux annonceurs publicitaires et pendant que les chaînes
historiques restituaient tant bien que mal l’actualité du jour, la
faveur des applaudissements déclenchés sur commande allait donc « à qui
se gaussera le mieux et surtout montrera qu'il n'est dupe de rien, en
un processus de résistance à la réflexion que les psychanalystes
connaissent bien : à nous on ne la fait pas, d'ailleurs nous ne croyons
qu'en nous-mêmes » (2). Souvent subtil, le talent des auteurs des Nuls et des Guignols,
séquences vedettes de l’émission, masqua, dans un premier temps, le
glissement vers le cynisme qui s’opérait de plus en plus
systématiquement en marge de leurs interventions particulières. Puis le
départ de ces ténors vers d’autres tréteaux laissa le champ libre à
une génération d’animateurs qui se firent « gloire et orgueil » de ne
plus croire en rien, en effet (3) – sinon en ces nouvelles technologies
dont la vénération béate viendra combler, fort à propos, bien des
béances existentielles.
Stratégie de l’insignifiance
Deux
décennies ont passé. La génération Internet a imposé ses codes et
Canal+ s’évertue sans mal, et pour cause, à les appliquer. La filiale
du groupe Vivendi compte encore quelque quatre millions d’abonnés,
toujours attirés par les exclusivités sportives (football, rugby) et
l’offre cinéma ; mais son âge d’or est derrière elle. Au sommaire
vespéral du Grand et du Petit Journal, qui ont succédé à Nulle Part Ailleurs, vénérable ancêtre de l’infotainment
(information-divertissement) (4), la distanciation goguenarde n’en
continue pas moins d’inspirer répliques, interviews et commentaires
politiques ou « sociétaux », d’autant plus consciencieusement qu’elle est
désormais la posture obligée de la plupart des acteurs de la scène
audiovisuelle. La contamination, ici, ne procède pas uniquement d’un
effet de suivisme ou de paresse éditoriale : toute à sa stratégie de
prise de contrôle de l’espace public, l’idéologie économique –
entrepreneuriale, marchande, publicitaire – excelle à recycler la
moindre ébauche de dissidence, d’autant plus inoffensive qu’elle sera
encadrée.
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Michel Denisot accueille François Hollande (Le Grand Journal, 29/08/11) |
C’est
à la lumière de cette récupération qu’il faut contempler l’hégémonie
de l’anecdote et de l’insignifiance, la substitution de la petite
histoire à la grande et leur extension progressive à l’ensemble du
discours médiatique dominant (5), information comprise. Car les espaces
dédiés aux sujets dits sérieux n’échappent pas à une évolution
qui mobilise des techniques de conditionnement éprouvées et entérine
la victoire de la « com »
sur l' « info » ; petites phrases sorties de leur contexte, raccourcis simplificateurs, private jokes, dilution du débat en talk-shows hargneux, montages nerveux et hypnotiques desservent la réflexion et favorisent l’inattention, la dispersion – le zapping, quand l'obsession du « live » et de l'instantanéité, portée à son paroxysme sur les chaînes « tout info », anesthésie ses proies. En vertu d’une hiérarchisation improbable ou absente, à l’exemple du Web et de nombreux sites de presse, chaque information chasse la précédente avant d’avoir pu être mise en perspective ou assimilée en ses nuances ; arrachée à sa possible élucidation par l’inaltérable flux qui la porte, lui-même dépourvu d’origine comme de destination, elle sème sur son passage plus de confusion que de clarté. L’illusion du mouvement permanent permet de conforter l’immutabilité du système – des studios de télévision jusqu’aux bureaux (open spaces, de préférence) et ateliers. « Il s'agit de saouler le siècle », constatait déjà Jules Romains pendant l’entre-deux-guerres (6). Autrement dit par Jean-Pierre Le Goff : « L’activisme managérial et communicationnel masque cette insignifiance par un surinvestissement dans le présent et une réactivité qui ne laissent plus d’espace et de temps pour réfléchir à ce que l’on fait. Les nouvelles technologies de communication démultiplient cette tendance mais elles ne la créent pas ex nihilo ; elles s’inscrivent dans le vide de la temporalité historique en la remplissant de messages et d’informations hétéroclites qui compressent un peu plus le présent. (…) La société peut être considérée comme une sorte de matière amorphe, sans chair historique et sans imagination, qu’il faut à tout prix stimuler et mobiliser pour le ’’changement’’ » (7).
sur l' « info » ; petites phrases sorties de leur contexte, raccourcis simplificateurs, private jokes, dilution du débat en talk-shows hargneux, montages nerveux et hypnotiques desservent la réflexion et favorisent l’inattention, la dispersion – le zapping, quand l'obsession du « live » et de l'instantanéité, portée à son paroxysme sur les chaînes « tout info », anesthésie ses proies. En vertu d’une hiérarchisation improbable ou absente, à l’exemple du Web et de nombreux sites de presse, chaque information chasse la précédente avant d’avoir pu être mise en perspective ou assimilée en ses nuances ; arrachée à sa possible élucidation par l’inaltérable flux qui la porte, lui-même dépourvu d’origine comme de destination, elle sème sur son passage plus de confusion que de clarté. L’illusion du mouvement permanent permet de conforter l’immutabilité du système – des studios de télévision jusqu’aux bureaux (open spaces, de préférence) et ateliers. « Il s'agit de saouler le siècle », constatait déjà Jules Romains pendant l’entre-deux-guerres (6). Autrement dit par Jean-Pierre Le Goff : « L’activisme managérial et communicationnel masque cette insignifiance par un surinvestissement dans le présent et une réactivité qui ne laissent plus d’espace et de temps pour réfléchir à ce que l’on fait. Les nouvelles technologies de communication démultiplient cette tendance mais elles ne la créent pas ex nihilo ; elles s’inscrivent dans le vide de la temporalité historique en la remplissant de messages et d’informations hétéroclites qui compressent un peu plus le présent. (…) La société peut être considérée comme une sorte de matière amorphe, sans chair historique et sans imagination, qu’il faut à tout prix stimuler et mobiliser pour le ’’changement’’ » (7).
Si peur du vide
Dans
son « dictionnaire du parfait LOLeur » (8), le magazine GQ observe
que ’’OLD’’ (en lettres capitales) est « l’insulte en vogue dans les
arènes d’élite du LOL. Sur Twitter ou sur certains forums, un lien
vieux de plus de deux heures est considéré comme ‘‘old’’, voire
‘‘oooooooooold’’ ». En toute logique, le processus de délégitimation
engagé par les mêmes « arènes d’élite » à l’encontre des institutions,
coupables de ringardise, de lenteur et de complexité, s’attaque avec
une comparable virulence au vieillissement physiologique, moins
concevable que jamais en dépit ou à cause de l’évolution démographique
de nos sociétés. L’état de jeunesse, dès lors, ne figure plus un stade
transitoire de l’existence mais une forme d’aboutissement idéal,
l’âge unique et pérenne au-delà duquel toute projection devient
insupportable. Le calibrage esthétique infligé au petit peuple des
écrans (les fameux « Ken & Barbie » disséminés au gré des chaînes
d’information) témoigne du même déni de réalité. Paradoxales alliées
que la constante célébration du neuf et la hantise de l’avenir (9).
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Infantilisé, embrouillé, désaffilié... |
Erigée en système, l’insignifiance aura épousé sans peine les intérêts du marketing et notamment illustré le développement du neuromarketing,
qui dévoie les missions de la recherche cognitive. Infantilisé,
embrouillé, célébré en sa qualité exclusive de consommateur et non plus
de citoyen inséré dans une communauté solidaire – consciente de
l’interdépendance de ses membres –, l’individu s’en est trouvé
désaffilié, dépolitisé (honteux de ses convictions, crédulités et
appartenances anciennes), désabusé, sujet à toutes les manipulations. La
religion de la dérision, qui lui avait été vendue comme une
contre-culture émancipatrice, a concouru à générer une forme
d’isolement inédite, imperceptible à ses propres victimes, réduites à
des parts de marché.
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Yann Barthès (Le Petit Journal, Canal+) |
Si
l’on y regarde bien, l’empreinte d’une indicible panique n’est pas
loin, toutefois, d’affleurer sous la lippe narquoise des amuseurs
eux-mêmes ; il peut s'y lire l’effroi du vide qui les aspire et qu’ils
combattent de toutes leurs forces. Ainsi parlent-ils et parlent encore
pour que jamais ne reviennent le silence et avec lui le vertige, la
possibilité du doute : les non-dupes ont si peur de tomber qu’ils font profession de recenser les chutes
des autres. A l’imitation de ces séances de sadisme familial
importées des Etats-Unis et diffusées vingt ans durant par TF1, le
dimanche, dans l’émission Vidéo Gag, la cyberculture dépense une inlassable énergie à chasser les « ratages » (« FAILS ») (8). Le Petit Journal
s’est installé comme la plus fameuse de ses incarnations
télévisuelles, qui traque elle aussi sans fin, pour en rire
publiquement, les faux-pas, lapsus, maladresses et reniements des
supposés puissants, le détail "révélateur" des turpitudes
politiciennes. La férocité du dispositif s’abrite derrière l’éternel
sourire et la plastique charmante du présentateur, né pour le rôle, si
l’on en croit son coproducteur, interrogé par le munificent supplément
du Monde : « Yann
Barthès a l’œil qui traîne. A la terrasse d’un café, il est toujours
le seul à voir la chaussette dépareillée d’un mec assis un peu plus
loin » (10). Dans les lucarnes cathodiques des années 1970, Jacques
Martin, Pierre Desproges, Daniel Prévost et quelques autres avaient
inauguré le traitement de l’actualité par le petit bout de La Lorgnette. Intégré au Petit Rapporteur (titre prophétique), l’exercice restait encore innocent, dépourvu de ces passions tristes
et racornies qui saturent nos espaces numériques en une course
frénétique à l’infiniment petit dont Twitter est le canal privilégié :
toujours moins de mots pour dire toujours moins de choses, toujours
plus vite et plus brutalement (succès des tweet clashes), à la satisfaction des followers
d’invectives. Ici plus qu’ailleurs, l’injonction à réagir s’adresse à
la part pulsionnelle de l’être et contribue, avec l’apologie du
ricanement, du borborygme, de l’onomatopée, au rétrécissement de
l’espace intime jusque là dévolu, tant bien que mal, à l'apprentissage
de la civilisation.
C’est tête basse qu’avancent les sujets du règne numérique, les yeux
rivés à l’écran de leur smartphone, dans l’oubli du monde et
d’eux-mêmes.
Sois rebelle et ricane
La vraie nature du Petit Journal
a récemment suscité un semblant de questionnement, moins pascalien
que jésuitique. Information ou divertissement ? Après avoir fait mine
d’hésiter, la Commission de la carte de presse a fini par maintenir
les collaborateurs de l’émission dans leurs prérogatives
journalistiques, malgré une série de dérapages constatés au cours de
la précampagne électorale. L’un des épisodes les plus édifiants s’est
produit lors de l’université d’été du Front de gauche,
organisée en août 2011 à Grenoble. Il est raconté par Simon Ulrich,
militant du mouvement dont Jean-Luc Mélenchon était le candidat à
l’élection présidentielle. « Le Petit Journal a
dépassé les bornes (…). Pendant trois jours, sans interruption, ils
n’ont cessé de harceler Mélenchon avec la même question. Le but, nous
le savions, était de le faire exploser. (…) En bon naïfs, nous avons
demandé à l'équipe pourquoi elle se comportait ainsi. Nous avons eu
comme seule réponse dérangeante ceci : "nous ne sommes pas ici pour les
meetings, mais pour filmer les moches". » (11) Jean-Luc Mélenchon justifiera par cet incident son refus de faire accréditer l’équipe du Petit Journal
à l’un de ses déplacements ultérieurs auprès d’un collectif de
chômeurs lorrains (12). L’émission se signala également en ridiculisant
les électeurs d’un autre candidat, Nicolas Dupont-Aignan, ainsi qu’en
témoigne le débat organisé le 26 janvier 2012 par le site Arrêt sur images (13).
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Le Petit Journal privé d'accréditation par le Front de gauche (01/12) |
A
chaque fois, l’animateur interpellé s’est scandalisé du scandale par
lui provoqué, avec la certitude du bon droit que peut conférer le
statut aristocratique lorsqu’il n’a jamais été contesté et s’exerce à
prudente distance du réel (14). La déconnexion sociale étant
aujourd’hui proportionnelle à l’hyperconnexion technologique, il n’est
pas surprenant que le pouvoir vibrionnant, mis en présence de ce que
symbolise et véhicule une formation telle que le Front de gauche, manque
de repères stabilisants. Fille de l’individualisme et hostile, par
refus de l’autorité, à toute transmission verticale (le mot
transcendance confinant à l’obscénité), la génération du Petit Journal
barbote en vase clos dans le jacuzzi clapotant de son incertitude.
Vis-à-vis de qui ne leur ressemble pas, l’humour de ces grands bébés
narcissiques, irresponsables et cool (15), évocateurs du peuple adolescent examiné par Paul Yonnet, est a priori
désobligeant, c’est-à-dire qu’il n’oblige pas, exonère de toute
contrainte civile, morale, sociale (16). Il a été assez répété que les
temps étaient « décomplexés ». Le grand relâchement dorénavant
recommandé et revendiqué s’inscrit, de fait, dans le prolongement
naturel de deux décennies d’intense dérégulation économique.
Salons du prêt-à-venger
« Assez
réjouissant et pétillant. » Ainsi Monique Dagnaud, auteur d’un
ouvrage sur le sujet (17), qualifie-t-elle, dans l’article de GQ
précédemment cité, l’esprit taquin de la Génération Y. La sociologue,
ancien membre du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA), reconnaît
néanmoins l’existence de plusieurs degrés sur cette échelle
primesautière : la bonne humeur d’abord, l’humeur rebelle ensuite et
puis, moins fun, le « rire de ricanement (…), un rire de vengeance qui
peut-être politique » et dont le « LULZ » (18) est un affluent. Quant
au LOL, explique-t-elle, il s’agirait d’un « populisme soft ».
Manifestement familière du parler moderne, Monique Dagnaud ajoute que
« le mouvement des Indignés est un dérivé du net, du LOL, mais pas que. » Il faut y voir en effet « un dérivé du culte du l’égalitarisme, de l’échange, du do-it-yourself,
cette philosophie qui veut que l’on ne compte que sur nos propres
forces ». Il se confirme en tout cas que la vengeance (à bon compte, car
généralement protégée par l’anonymat) reste l’un des ressorts les
plus efficaces de la Toile, qui lui a offert une nouvelle jeunesse.
Depuis longtemps prospèrent les sites consacrés aux ex-petit(e)s
ami(e)s sous des noms de domaine peu ambigus tel jemevenge.com : «
Vous voulez voir les autres photos de cette vengeance ? Cliquez ici
pour voir cette vengeance complète » (sic).
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"Les petits accidents sur commande", Trois, hiver 2011 |
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Nicolas Sarkozy au Petit Journal le 16 mars 2012 |
La subversion réduite au conformisme, les petits soldats qui s’en réclament se font les meilleurs défenseurs d'un pouvoir économique dont ils tirent leur autorité. A leur propos, François L’Yvonnet, professeur de philosophie et éditeur, parle d’imposture :
« La critique produite par les humoristes contemporains est
totalement inoffensive ; il s’agit d’une critique "intégrée" au sens
où l’entendaient les situationnistes. Une critique interne au
pouvoir, bien aseptisée. C’est une critique de surface. (…) Si la
liberté d’expression ne comporte pas un risque de la part de celui
qu’elle engage, alors elle se vide de son contenu. » (20)
Au-delà du « désenchantement démocratique », qui finit par avoir bon dos, le perpétuel recours à la dérision trahit l’indétermination propre aux périodes de mutation, lorsque l’histoire, un temps, paraît ne plus s’écrire. Mais on ne congédie pas l'histoire. Quand bien même celle qui s'acharne à résister à son propre effacement, loin des écrans, ne serait pas des plus drôles. — Cyril Frey 15/04/12
Au-delà du « désenchantement démocratique », qui finit par avoir bon dos, le perpétuel recours à la dérision trahit l’indétermination propre aux périodes de mutation, lorsque l’histoire, un temps, paraît ne plus s’écrire. Mais on ne congédie pas l'histoire. Quand bien même celle qui s'acharne à résister à son propre effacement, loin des écrans, ne serait pas des plus drôles. — Cyril Frey 15/04/12
*
Si ce que Dostoïevski appelle la
seule question, celle de l'existence — ou de la non-existence — de
Dieu, ne vaut plus qu'on y réfléchisse, qu'on essaye de trouver des
métaphores, des métaphores formelles pour exprimer cette question,
alors effectivement je crois que nous entrons dans ce que j'appelle un
épilogue, en jouant sur le mot : ce qui vient après le mot, après le
logos (au commencement était le mot) ; il se pourrait qu'à la fin soit
la dérision. Nous entrons peut-être dans une grande époque de
dérision.
George Steiner, entretien avec Laure Adler, France Culture, 05/04/12
*
Notes
(1) L’acronyme LOL, expression récurrente du vocabulaire des nouveaux réseaux, vient de l’anglais laughing out loud : s’esclaffer bruyamment.
(2) Le Nouvel Observateur, 07/06/1997.
(3)
Dans Notre jeunesse (1910), Charles Péguy décrivait le monde
moderne : « Le monde qui fait le malin. Le monde des intelligents, des
avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas, de
ceux à qui on n’en fait pas accroire. Le monde de ceux à qui on n’a
plus rien à apprendre. »
![]() |
Thierry Ardisson |
![]() |
Karl Zéro |
(4) Au tournant du siècle, le talk-show Tout le monde en parle (France 2) et Le Vrai Journal de
Canal+ œuvrèrent avec assiduité en faveur du processus d’abaissement
des institutions démocratiques que Nicolas Sarkozy poursuivra dans
son domaine quelques années plus tard. Pères spirituels de Yann
Barthès, qui commença sa carrière en présentant sur iTélé, filiale
tout-info de Canal+, une chronique de la vie des stars, Thierry Ardisson et Karl Zéro resteront
comme les premiers tutoyeurs d’invités politiques assez désemparés
pour se croire contraints de se plier aux codes du libertarisme mondain
et venir participer à leur propre exécution symbolique.
(5)
Evolution accentuée par le passage forcé de la réception analogique à
la télévision numérique terrestre (TNT) et l’irruption dans les
foyers de chaînes-poubelles supplémentaires et gratuites (W9, NRJ12,
Virgin17, Direct8, DirectStar, NT1, TMC).
(6) Jules Romains, Les Hommes de bonne volonté, Flammarion.
(7) Jean-Pierre Le Goff, La Gauche à l’épreuve, Perrin, 2011.
(8) « Dico du parfait LOLeur », GQ n°49, mars 2012.
(9)
Extrait de la Déclaration d’Indépendance du cyberespace : « Au nom de
l’avenir, je vous demande, à vous qui êtes du passé, de nous laisser
en paix. Vous n’êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n’avez aucun
droit de souveraineté sur le territoire où nous nous rassemblons. »
(10) M (Le Monde), 28 janvier 2012.
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Les Deschiens |
(12)
La tradition d’exhibition ricaneuse de la misère humaine remonte, sur
Canal+, aux sketches des Deschiens, dont la qualité d’écriture et
d’interprétation faisait oublier la nature condescendante du regard
ainsi porté à la population (trop) ordinaire par l’élite culturelle.
(13) Egalement raillé en direct par Michel Denisot pendant Le Grand Journal, le candidat indépendant a réagi plusieurs semaines plus tard (le 13 avril), par une adresse véhémente aux animateurs qui lui faisaient face.
(14)
Avec d’autant plus de complaisance lorsque c’est un
président-candidat qui est accueilli en plateau ; ainsi Nicolas
Sarkozy concluant son invitation au Petit Journal du 16 mars 2012 par cette spectaculaire attestation du simulacre partagé : "Je rends les armes, vous avez gagné !"
(15)
« La société comporte aujourd’hui un grand nombre d’adultes ‘’’mal
finis’’, des sortes de bébés narcissiques mus par le principe de
plaisir, fascinés par le modèle de performance sans faille en même temps
que psychologiquement fragiles. » Jean-Pierre Le Goff, op.cit.
(16)
(-) « Cette génération née après 1990 a créé sa personnalité avec ces
outils, avec l’anonymat, avec le pseudonymat, avec la possibilité
d’avoir plusieurs identités en parallèle, de se planter sans que ce soit
grave, avec la barrière psychologique et affective que constitue
l’ordinateur et qui permet de tester des choses sans que les
conséquences soient dramatiques. » Fabrice Epelboin, membre du collectif
de journalistes-hackers reflets.info, L’Impossible n°1, mars 2012.
(17) Monique Dagnaud, Génération Y, Les jeunes et les réseaux sociaux. De la dérision à la subversion. Les Presses de Sciences Po, 2011.
(18)
« ’’Lulz’’ : le fait de se moquer, un ricanement rageur qui se
traduit parfois par l’attaque d’un site pour ’’déconner’’ ». Anonymous : le nouveau visage du capitalisme, Cédric Biagini, La Décroissance n°88, avril 2012.
(19) Mort de rire ! Variante : PTDR (Pété de rire !).
(20)
François L’Yvonnet, Les humoristes d’aujourd’hui sont, pour moi, des
imposteurs, Le Monde Télévisions, 16 avril 2012. A lire aussi : Homo
comicus, ou l’intégrisme de la rigolade, Fayard-Mille et une nuits,
2012.