LA FÊTE DE L'INANITÉ

 

 

 

Présenté en son temps comme un film événement, ce Nikita sonne plutôt creux, comme la plupart des marchandises culturelles qui inondent l'espace médiatique :

l'archétype de ces produits qui n'ont plus du cinéma que le souvenir qu'a bien voulu leur en laisser la pub, ainsi que le disait Serge Daney.

 

Anne Parillaud

Dévoilé en 1990 après moult coquetteries, Nikita est la quatrième livraison d'un éternel jeune homme que son Grand Bleu, trois ans plus tôt, avait élevé au rang de bocal-héraut pour foules adolescentes. Le Dernier Combat, Subway, bien avant Atlantis, Léon et le triomphal 5e Elément, puisaient de fait à la source préférée de ce public à peine pubère dont Luc Besson a fait son coeur de cible. « La bande dessinée, c'est pour moi le moyen de communication numéro deux, derrière le cinéma mais devant la radio, la télévision, les livres, l'informatique, la vidéo. C'est la seule chose que je lise. » Quand Mowgli, cependant, lui en laisse le temps. « Le Livre de la jungle est le film de toute l'histoire du cinéma que je connais le mieux. Chaque fois qu'il ressort, je vais le voir deux fois (1). »

La gourmandise de notre Peter Pan traduit bien le goût des territoires balisés, cette urgence terriblement enfantine de se faire raconter cent fois la même histoire, de s'assurer que tout est en place, qui poussent par exemple tant de gamins et de parents fascinés vers les allées de Disneyland, où une musique d'ambiance signale chaque variation du paysage, où on vient chercher, comme chez Besson, ce qu'on connaît déjà. Comment s'étonner si une ambition aussi étroite condamne ce cinéma à la fois à l'insignifiance acceptée, au succès et à l'incompréhension critique ? La vilaine intelligentsia, en effet, qui n'entend rien, évidemment, aux rêves merveilleux des petits nenfants, ne goûte guère cet univers puéril et revendiqué comme tel (« Mon film, c'est une glace à la vanille »). C'est que cette enfance bessonienne qui se bourre de sucre pour tromper son ennui incarne l'avant-garde d'une civilisation qu'il n'est même plus question de faire rêver, parce qu'il suffit de la distraire. Ceux-là, dociles dans leur file d'attente, n'espèrent plus découvrir quoi que ce soit, ils sont juste là pour le plaisir de vérifier. D'en être. Et d'en avoir été. Teenagers manipulés du réveil au coucher, ils craignent la « prise de tête » plus que le chômage, détestent la complexité, et portent sur l'organisation de la société adulte un regard alternativement dérisoire et suspicieux : rien n'a de sens, tout est dans tout, on nous ment et la vérité est ailleurs. « Laisse-toi guider par ton plaisir ! », conseille Jeanne Moreau à Nikita l'apprentie tueuse (Anne Parillaud). Au moins le stade ultime de cette psychologie de bande FM est-il ici clairement exploré : il n'y a pas de plus intense jubilation qu'un meurtre réussi. Avec peu ou prou les mêmes inspirations infantiles, le même alibi humoristique que Besson, la génération tarantinienne ira bientôt encore plus loin dans l'esthétisation de la violence.

En attendant, Nikita, annonciateur de la carrière américaine de son géniteur, ne dépasse jamais le mode mineur, suite de spots ou de clips sans fin, peu importe : un de ces films qui n'ont plus du cinéma que le souvenir qu'a bien voulu leur laisser la pub (Serge Daney). Un sous-James Bond brutal où tout sonne creux, à commencer par la révolte sans objet de ses transparents personnages. Bien loin de la planète BD dont il se veut un satellite, ce monde sans âme et sans bouquins n'arrive pas à exister. Le moindre Navarro — revanche paradoxale de la petite lucarne — est plus imaginatif, mieux écrit, plus utile que ce produit marketing qui n'a vécu que par son affiche, son titre claquant comme une rafale de mitraillette, par la construction minutieuse d'un événement interdit avant projection aux journalistes mal pensants. C'est du ciné laborieux comme le système en raffole, bien forcé de remplir, entre deux écrans de pub, les cases fiction de ses innombrables réseaux. Une campagne efficace, une bande-son vaguement branchée et quelques kilomètres de pellicule impressionnée, c'est assez aujourd'hui pour transformer en chef-d'oeuvre la plus vaine besogne. L'époque a si peur de se poser des questions qui ne lui seraient pas suggérées par l'environnement médiatique auquel elle est habituée, qu'elle gobe de préférence, et goulûment, les émotions prémâchées, partagées si possible avec le plus grand nombre ; le panurgisme anxieux a besoin des réputations préétablies qu'on lui jette en consommable pâture pour lui éviter d'avoir à exercer quelque chose qui pourrait ressembler à du discernement. Ainsi prospère la corporation des prescripteurs qui, de séquences « culture » pour queue de JT en dossiers de presse poliment recrachés, garantit la destinée financière de marchandises consacrées avant que d'avoir été ingurgitées. Le cinéma de Besson appartient à cette catégorie d'entreprises kulturelles artificielles qui, de toute la puissance de leurs effets spéciaux, maintiennent la tête sous l'eau aux tentatives originales, incontrôlables, révolutionnaires dont ce siècle a besoin. Une déclinaison artistique, parmi d'autres, du supplice de la baignoire. C.F.

(1) Interview au Matin, 1985.


De profundis

Nikita conte l'histoire d'une toxicomane hirsute, enfant sauvage arrachée à la jungle urbaine par des services secrets décidés à exploiter son apparente inhumanité. L'idée n'est pas si mauvaise, et l'on n'ose rêver à ce qu'un vrai cinéaste — ou deux : les frères Coen par exemple — en aurait fait. Anne Parillaud s'applique, dans les limites d'un scénario qui la prive de substance et la promène d'hystérie en crise de larmes sur les rails d'un destin sans surprise. La jeune furie ne se rebelle pas, se soumet au contraire à l'ordre souterrain et criminel de ses nouveaux tuteurs. Lorsqu'elle disparaît, nous indiquant la fin du film, elle ne laisse pas de traces, elle a plongé dans le grand bleu de l'irresponsabilité et laissé le spectateur sur sa faim en queue de poisson. Elle est l'héroïne d'un cinéma qui ne sait pas où il va mais préfère visiblement les rassurants abysses à la planète des méchants hommes. Chez Besson tout baigne, et c'est ça qui fait peur.

 

Article paru le 6 décembre 1997 dans Le Nouvel Observateur