REVENIR DE LOIN
La violence du temps déchire l’âme. Par la déchirure entre l’éternité.
Simone Weil
Les événements des 7, 8 et 9 janvier ont plongé un pays entier, pendant quelques jours, dans un état de sidération proportionnel au déni qui lui préexistait. À la phase du réconfort unitaire, dont les marches du 11 janvier se firent à la fois la source et l’expression, s'est substitué, de toute part, un profond désir d’élucidation.

Paris, place de la République 

Plusieurs écoles s’opposèrent et continuent de confronter leurs explications – sociologiques, économiques, psychiatriques, géopolitiques. Mais aux yeux du plus grand nombre, ces débats polymorphes et souvent stimulants pèsent de peu de poids devant le caractère révélateur d’un double drame dont l’exceptionnelle portée dynamite toute tentation de relativisme et oblige chacun, si réticent soit-il, à regarder en face une situation désormais irréductible à une grille d’analyse unique, simplificatrice ou partisane. La décence à ce stade voudrait que l’événement ne concoure à servir d'autre cause que celle de l’honnêteté intellectuelle (la bonne foi…), qui n’est pas la tiédeur ni l’absence de conviction.
De
     fait, il s’est dégagé une détermination oubliée de longue date,    
 peut-être en l'espèce inédite, dans cette affirmation collective d’une 
    identité redécouverte (et redéfinie au passage), telle que l’ont    
 traduite les marches républicaines, le mantra « Je suis Charlie » et 
ses     déclinaisons positives (« Je suis juif », « Je suis flic », « Je
  suis    musulman »).  Comme si seul le désastre enfin visible avait pu
  donner    corps à un sentiment d’appartenance et de continuité  
historique, à un    projet commun que le pouvoir politique, dilué  
jusqu’à l’évanescence  dans   l’économisme, avait cessé de penser et de 
 vouloir partager.  « Nous   refusons l’idéologie libérale parce qu’elle
  est incapable de  fournir un   sens, une voie à la réconciliation de  
l’individu avec son  semblable  dans  une communauté que l’on pourrait  
qualifier d’humaine »,  écrivait  Michel  Houellebecq1, cité dans son dernier ouvrage par Bernard Maris2, économiste et éditorialiste à « Charlie Hebdo », assassiné le 7 janvier avec onze autres personnes. 
Il
     était probablement présomptueux, voire littéralement religieux,    
 d'attendre d’un peuple qu’il aille trouver en lui, et nulle part     
ailleurs, la force d’âme propre à l'aider à s’orienter dans un  monde   
 devenu méconnaissable, cette sorte de grâce nécessaire et  suffisante  
  par elle-même. C’est peut-être pourtant, sous l’impact de  
l’événement,    ce qui s'est initié. Ce sens, cette voie, ne se 
perçoivent  encore que    confusément mais quelque chose s’est levé en 
cette deuxième  semaine  de   l’année, génération spontanée qui 
restitua, au passage, sa   légitimité  à  un exécutif soudain 
resubstantialisé, investi d’une   conscience   tragique (historique) à 
laquelle il demeurait étranger   depuis 1983 et   le renoncement de la 
gauche gouvernante, rigueur « oblige », à sa vocation   émancipatrice —
conscience historique que les   artificieuses   célébrations du 
Bicentenaire de la Révolution, en 1989,   avaient achevé   d'étouffer.  
  On
     n’effacera pas en un jour, en une marche, le poids de trente ans de
     conditionnement publicitaire et de sous-culture audiovisuelle, les 
    séquelles d’une libération des ondes radiophoniques qui ne libéra 
que     les instincts, l’influence d’une téléréalité calquée sur 
l’idéologie     managériale de la compétition permanente – de la 
destruction des     solidarités – ni les effets aujourd’hui avérés de 
l’esthétisation de la     violence par le jeu vidéo, les séries et le 
cinéma américains bas de     gamme, les plus diffusés. Pour l'essentiel,
 ce patient formatage  s’est    opéré à l’insu de la plupart des esprits
 supposés éclairés,    paresseusement inattentifs au tir  d’artillerie 
crétinisant qui    s’abattait jour après jour, nuit après  nuit, sur une
 cible    ado/adulescente captive et levait une à une les  barrières de 
la    civilité, semant méthodiquement les germes de  l’ensauvagement. La
    révolution numérique et les réseaux sociaux, où un  homme, ça ne    
s’empêche plus3, terminèrent le travail : bientôt le discours de la raison n’aurait plus de prise sur les enfants de l’horizontalité.
Et
     pourtant ce qui s’est passé, au lendemain des drames, permet     
d'envisager une échappée, de durables retrouvailles, pour peu que     
résiste et se renforce le consentement à la solidarité qui conditionne  
   le partage de l’espace commun – la chose publique. Il ne s’agit pas 
de     se ranger derrière ou contre qui que ce soit mais de répondre, 
par     l’unité qui s’est ébauchée, à un désir de transcendance inavoué 
et     d’autant plus opportun que le corps social semble prêt à rejeter 
l'état     d’instabilité permanente dans lequel la précarité 
professionnelle,     l'atomisation organisée et le déferlement 
stroboscopique des images et     des informations non désirées 
s'appliquent à le maintenir. L’occasion     est terrible, et salutaire, 
d’identifier enfin ce dont nous ne  voulons    pas, de savoir à quoi 
nous tenons, et ce que nous voulons  devenir.    Circonstances qui nous 
confèrent, face aux défis à relever,  une    responsabilité particulière
 et un devoir d’exemplarité.
 
Sûrs de nous, bras ouverts, mais réveillés.
    
Sûrs de nous, bras ouverts, mais réveillés.
31 janvier 2015
1 Dernier rempart contre le libéralisme in Le sens du combat (Flammarion, 1996)
2 Houellebecq économiste (Flammarion, 2014)
3 « Non, un homme, ça s’empêche. Voilà ce qu'est un homme, ou sinon... »
Albert Camus, Le premier homme (Gallimard, 1994)
Albert Camus, Le premier homme (Gallimard, 1994)
 
