DONOMA OU LA VIE UNANIME


 
Les temps sont au chaos, et le chaos est créateur. Donoma ne pouvait mieux tomber ni n’aurait suscité, il y a seulement deux ans, l'enthousiasme stupéfait qui salua sa récente sortie en salle. Comme si la coalition de l'intelligence collective et de la simplicité volontaire, au nom d'une certaine idée du monde commun, était enfin à l'ordre du jour.

Emilia Derou-Bernal et Vincente Pérez










Depuis le 23 novembre et son apparition dans une poignée de salles, le premier long-métrage de Djinn Carrénard n’a encore touché qu'une faible proportion de son public potentiel. Porté par l’énergie contagieuse d’une bande d’inconnus assez conscients pour n'avoir rien à redouter ni à perdre, il n'en continue pas moins de conquérir un à un spectateurs et exploitants. Pendant un mois, à raison d'une ville par jour, l'œuvre et ses comédiens sont partis à leur rencontre, en bus, déterminés non seulement à survivre mais à grandir et à prospérer sans avoir eu à concéder quoi que ce fût aux circuits de distribution officiels. Généreuse, épuisante, la méthode bouscule et porte ses fruits ; chaque semaine de nouvelles salles reviennent sur leur frilosité première et se risquent à programmer "le film à 150 euros", pendant que les médias consentent l’un après l’autre à prendre acte de la force singulière qui pousse Donoma vers sa destinée. Le 16 décembre, les jurés du Prix Louis-Delluc l'ont élu meilleur premier film de l'année. Effet de mode ou récupération prudente par le système, peu importe. En dépit de sa précarité affichée et de la fraîcheur de ses militants, le "buzz movie" échappera à la fortune éphémère des succès seulement générationnels. Pour tomber juste à ce point et séduire at first sight, il fallait tendre à l'universel : Djinn Carrénard (30 ans), auteur-producteur-réalisateur-cadreur-preneur de son-monteur-acteur, revendique ouvertement l’ambition "totalisante" qui a guidé sa démarche (1).

Transports en commun

D'Altman à Inárittu, le récit choral est toujours la traduction d'un désir d'ubiquité et d'une volonté d'embrasser le monde en un élan qui prenne en compte la complexité comme les contradictions humaines, révèle les correspondances, célèbre la nuance, refuse de juger. A priori anachronique en cet âge binaire, l'entreprise tient de l'art du roman, hors d'atteinte à moins de posséder cette disposition naturelle que Bergson nommait plasticité morale, "faculté de se mettre à la place des autres, de s’intéresser à leurs occupations, de penser leurs pensées, de revivre leur vie en un mot, et de s’oublier soi-même" (2), disposition dont les inventeurs de Donoma sont manifestement bien pourvus. Fondée sur l'entrelacs d'histoires parallèles aussi distinctes qu'elles se ressemblent, la narration conduit chacun des personnages à exister "en empruntant le chemin des autres", ainsi que l'écrit Joël Brisse (cinéaste) et que le préfigurait un siècle plus tôt l'unanimisme de Jules Romains (Les Hommes de bonne volonté, dans le registre choral, font autorité) : "Qu'est-ce qui transfigure ainsi le boulevard ? L'allure des passants n'est presque pas physique ; ce ne sont plus des mouvements, ce sont des rythmes. Et je n'ai plus besoin de mes yeux pour les voir."(3) La matière première de Donoma est bien cette substance unique indifféremment apparentée à Spinoza (4), au tao – "Du point de vue de l'identité, les dix mille êtres sont Un" (5) – ou à Simenon, littérateur prolifique et philanthrope boulimique ("Qu'avez-vous découvert de l'homme ? – C'est qu'il est semblable à vous et moi.") ; une communauté encore ignorante d'elle-même mais constituée d’atomes qui s’évitent alors qu’ils se cherchent, se croisent, s'entrechoquent et se perdent avant d’avoir eu le temps de s’oublier, tous occupés à retrouver leur place, héros d'une Odyssée urbaine où le spectateur contemporain se reconnaît sans peine. Ca sous-loue (6), ça s'incruste, ça se prend la porte au nez, ça prend sur soi. Et puis peu à peu ça prend conscience, confusément, de l'interdépendance mutuelle, nécessaire au juste agencement dans l'espace et à l'harmonieux développement des structures les plus sophistiquées, qu'elles soient cristallines, végétales ou animales – nids d'abeille, grains de grenade, flocons de neige, passagers de la même rame.



Laetitia Lopez et Sékouba Doucouré
« Pourquoi on choisit telle personne plutôt que telle autre ? », interroge la voix-off. Discrètement médiumnique, Donoma souligne les synchronicités et réintroduit du lien, comme on dit, en déroulant sur les voies électriques, à la lueur des néons, un hypertexte propre à revigorer la frémissante fraternité du Navigo. Impossible, ici, de s'enraciner. Rien ne se passe de ce qu’on attend et croit savoir. Les certitudes
s'obstinent à vaciller, confrontant leurs détenteurs à la déception et à l'obligation de se réinventer sans cesse. Les promeneurs solitaires ne rêvent pas longtemps puisque "tout est dans un flux continuel sur la terre : rien n’y garde une forme constante et arrêtée, et nos affections qui s’attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement comme elles" (7). Un tel parcours exige du courage et une patiente disponibilité à la surprise. A la possible arrivée du jour (8).

Tours et détours du désir

Baisers volés, rêves mouvants… Face au provisoire, le définitif aura toujours le dessous. Truffaut s'en consolait en pilotant "des trains qui avancent dans la nuit", sur une pente ascendante mais sinueuse, lui qui avait comme Ulysse la religion de l’information indirecte – "Surtout ne demande pas ton chemin à quelqu’un qui le connaîtrait car tu pourrais ne pas t’égarer" (9). Donoma, pour rester libre, et vivant, s'approprie cette culture de l'esquive (Kechiche fut l'un des premiers à identifier la dimension fondatrice du film de Djinn Carrénard). Contre l'époque, celle qui s'achève, le film désobéit à l'injonction d'instantanéité, redécouvre la valeur de la distance, du scrupule. Et à l'exemple de L’Enfant sauvage ou des gamins de L’Argent de poche (10), manifeste sa défiance à l'égard du langage, trop souvent vain et diviseur si l'on ne compte que sur lui.       « Ne parle pas avec cette bouche qui ne te sert à rien ! » : dès la scène inaugurale, la parole abrupte en prend pour son grade. Professeur de lycée, Analia (Emilia Derou-Bernal) oblige Dacio, son élève hormonalement agité (Vincente Pérez), à coucher en espagnol et sur le papier le fond de son envie (« Madame j’ai envie de faire l’amour avec vous »). Ainsi emprunte-t-elle le détour de l'écriture et de la langue étrangère pour arracher à l'adolescent sa vérité (11), contre une promesse orale qui ne peut être pour elle autre chose qu'un leurre. Quand ils se retrouveront, sur un palier nocturne, à leur dialogue insuffisant se substitueront cette fois le silence et l'obscurité. La minuterie s’éteint, la caméra continue de filmer.


Sékouba Doucouré et Laura Kpegli
Dans la deuxième histoire, Chris (Laura Kpegli), aventurière virginale qui plaque entre son œil et le réel le zoom transitionnel de son Lubitel, se choisit dans le métro un amoureux aléatoire (Sékouba Doucouré), à qui elle va imposer une période de mutisme total et probatoire. "Pour conjurer le conflit langagier", écrit Nicolas Azalbert (12), "Chris et Dama décident de s’aimer en se taisant, jusqu’au retour fatal de la parole" ("Comme nous n’avions pas le droit de parler, on se découvrait autrement"). Bossuet déjà distinguait le silence de prudence, "dans les conversations", et le silence de patience, "dans les contradictions" : "Si tu te tais, tu seras sauvé." Il est vrai que les habitants de la Metropolis postmoderne, saturée d'insignifiance sonore, "mentent et se mentent beaucoup", aussi "entre la main et le cerveau, le cœur doit être le médiateur" (13). Semblable fonction médiatrice est assignée au sous-titrage du film, qui a pu dérouter mais que le public sourd et malentendant accueille en connaissance de cause ; cet accompagnement attentif, jamais pesant, évoque également une sorte de réassurance, une garantie supplémentaire souscrite avant la traversée de l'écran, inspirée par la peur de ne pas se faire comprendre, peut-être aussi par la pénible habitude de l'être mal. Une façon, par ailleurs, d'échapper à l'habituelle instrumentalisation du parler djeune au service d'une fracture socio-générationnelle supposée irréductible.

Lévitation transcendantale

La déploration est la béquille des énergies boiteuses, qui tend souvent à se suffire à elle-même et aide à ne pas avancer. Même l'indignation a fait son temps. L'heure n’est plus à l’apitoiement sur soi. Il suffit de voir comment Dacio, lorsqu'Analia fond en larmes, la rudoie, la renvoie au courage, toujours, et à la dignité. En 2011 pas moins que chez Renoir, tout le monde a ses raisons, notamment d’en baver. Maîtriser les règles du jeu, c’est aussi se donner les moyens de les changer. Il est dès lors préférable de tenir debout et d’avoir les cojones de se remettre en question. Entamé à New York dans le court-métrage qui l'annonçait (White Girl in her Panty, avec Laetitia Lopez et Sékouba Doucouré), Donoma trace un itinéraire initiatique dont chacun doit sortir transformé. Littéralement incarné avec une rare solidité, le film ne craint pas de préconiser l’élévation partagée. Dans la troisième histoire, Salma (Salomé Blechmans) lévite et considère les stigmates qui la saisissent un beau matin comme "les symptômes de la nouvelle personne" qu'elle est désormais. Quitte à résister à la colère rationaliste de sa psy. "Vous refusez de vous soigner ? – Mais je ne suis pas malade !"

Salomé Blechmans
Probablement, à l'image de Salma, faut-il "s’y croire" pour croire, se hausser du col au-delà des limites imposées par le doute, la peur, la foi vacillante. Se contraindre à les dépasser, afin d'atteindre non pas directement à celui qu’on a décidé d'être (ce vers quoi on tend), mais à la confiance suffisante pour accueillir et développer, à son rythme, les moyens de la métamorphose. Ce que cet état théoriquement intermédiaire peut avoir d’artificiel ou de surfait ne le compromet pas tant que l'aspiration "surhumaine" permet d'accéder à une humanité accomplie. "Les gens n'ont pas d'imagination", confiait peu avant de s'éteindre l'écrivain J.G. Ballard, que lancinait la prescience de nos urgences. "Il n'y a pas de sens du mystère dans leur vie. Il y a trop de réalité. Nous savons tout ou nous pensons tout savoir." (14)

Ambition et décroissance

Lors d'une projection parisienne en présence de l'équipe du film, l'un des premiers intervenants en salua l'intégrité. Malgré l'économie de "guérilla" avec laquelle il a dû composer, Donoma, sur l'essentiel, n'est en effet en rien altéré par son humilité obligée. Loin des postures victimaires et de la demande de prise en charge qui ont maintenu en immaturité deux générations trop prospères, il ne pose pas davantage au chef d'œuvre incompris mais prend appui sur le manque (de moyens matériels, de soutiens traditionnels) pour en faire une force. Il y a de la grandeur à progresser dans l'incertain ; combiné au pragmatisme de la génération RSA, l'usage bouddhique du vide peut produire des miracles.

Djinn Carrénard
L'expérience rappelle aussi, à point nommé, les vertus de l'abondance frugale, comme une alternative à la surfinanciarisation et au fétichisme du contenant (technologie, star system) qui ont égaré la création en général et le cinéma en particulier, les ont coupés du réel jusqu'à les rendre intouchables et à disqualifier toute critique, au nom du poids du "dispositif" déployé. Le succès espéré de Donoma, lent et progressif – là encore contre les règles de communication ordinaires –, élargit l'horizon.

Majesté du pluriel


A l'aune de l'intelligence et du talent réunis, Donoma, enfin, frappe par l'homogénéité de sa tribu. S'il faut à un metteur en scène certaine puissance fécondante pour que jaillisse de sa lampe le génie du comédien, il tient à lui de savoir se laisser irriguer, faussement passif, par l'imprédictible singularité des uns et des autres. Improvisation comprise, les acteurs ont largement participé à l’écriture du film, avec une grâce saisissante et une précision concertée. "Une vie à la première personne du singulier est une vie mutilée", soupirait Régis Debray il y a deux ans dans Le Moment fraternité (15). A rebours de l'idéologie du chacun pour soi et du sauve-qui-peut général prévisible par gros temps, Donoma s'écrit résolument au pluriel, en un "nous" expliquant pour partie l'affection qu'il déclenche, le "désir d'en être" constaté par exemple lors de l'avant-première organisée au Grand Rex le 5 novembre. Face aux bouleversements promis, peut-être le relativisme cynique et l'ombrageuse affirmation des différences sont-ils en train de passer de mode, au profit d'une mobilisation des énergies propice à un pas en avant collectif. "Il ne faut jamais attendre pour commencer à changer le monde", écrivait Anne Franck. De l'imminente redéfinition des modes de vie et d'interaction humaine, l'aventure de Donoma est sans doute un signe annonciateur. — Cyril Frey 16/12/11



Notes

(1) "Je suis l'homme d'une seule histoire" (Djinn Carrénard, débat à Paris, décembre 2011).

(2) Henri Bergson, Mélanges, Presses Universitaires de France, édition 1972.

(3) Jules Romains, La Vie unanime, 1908.

(4) L'idée spinoziste de substance unique "dynamite les frontières du caillou. Elle fait sauter la membrane qui sépare l'intérieur de l'extérieur. Elle permet des sujets qui, selon l'humeur, la circonstance, le moment de la vie où ils se trouvent, vont pouvoir étendre, rétrécir, réétendre, le territoire de leur subjectivité. C'est comme un polder, un individu. Ou comme une île – eh oui, une île… – qui serait, tout le temps, à tout instant, en train de lutter contre les eaux. Ca avance, ça recule. Ca annexe des portions de territoire, ça les reperd. Ce n'est pas un état, c'est un procès. Ce n'est pas de tout repos, c'est du boulot. Et c'est un boulot qui dure – c'est ça qui est merveilleux – autant que durent nos vies. (…) Ce sont des processus. Des composés instables, jamais complètement achevés. Des combinaisons. Des mixtes. Dedans ou dehors ? Obscurité ou clarté ? Vie rêvée ? Rêve éveillé ? Nuit surveillée ? Nuit blanche ? Tout cela." Bernard-Henri Lévy in Ennemis publics, avec Michel Houellebecq, Flammarion-Grasset, 2008.

(5) Tchouang-tseu, IVe siècle av. J.-C.

(6) Le "prequel" White Girl in her Panty retrace la rencontre à New York des personnages incarnés par Sekouba Doucouré et Laetitia Lopez, et leurs difficultés de logement.

(7) Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du Promeneur solitaire, 1776-1778.

(8) En langue sioux, Donoma signifie Le jour est là.

(9) Rabbi Nahman de Bratslav (1772-1810), cité par Serge Rezvani in Libération, 21/07/07.

(10) Plutôt que de parler, le petit Oscar préfère siffler et Julien Leclou se taire, au risque de l'exclusion.

(11) On saura plus tard que Dacio refuse d'apprendre la langue de son père (paternelle) pour y avoir entendu, enfant, trop de brutalité.

(12) Les Cahiers du Cinéma, n°672, novembre 2011.

(13) Fritz Lang, Metropolis, 1927.

(14) J.G. Ballard, entretien posthume, Libération, 15/10/09. Occasion de citer également Albert Einstein, dans un texte de 1932 : "L’expérience la plus belle et la plus profonde que puisse faire l’homme est celle du mystère. C’est sur lui que se fondent les religions et toute activité sérieuse de l’art ou de la science. Celui qui n’en fait pas l’expérience me semble être, sinon un mort, du moins un aveugle. Sentir que derrière tout ce que nous pourrons découvrir il y a quelque chose qui échappe à notre compréhension, et dont la beauté, la sublimité ne peuvent nous parvenir qu’indirectement, voilà ce que c’est que le sentiment du sacré, et, en ce sens, je peux dire que je suis religieux. Et il me suffit de pouvoir m’émerveiller devant ces secrets et de tenter humblement de saisir par l’esprit une image pâlie de la sublime structure de tout ce qui est."

(15) Régis Debray, Le Moment fraternité, Gallimard, 2009.