L'ÉDUCATION SENTIMENTEUSE



 
Surtout, ne pas réfléchir. Vibrer, trembler, sourire et rire. Pleurer. Mais penser, surtout pas. Dans les brumes d'un Auschwitz de carton-pâte, le brave Guido n'a de cesse d'éviter à son petit Giosuè de regarder sa destinée en face. Etrange succès que celui de ce film sans génie qui place l'émotion au-dessus de la vérité historique, pose l'équivalence de tous les totalitarismes et allège apparemment la (mauvaise) conscience de ses spectateurs.

Giorgio Cantarini et Roberto Benigni

Chacun connaît l'hypothèse de départ : la résolution d'un père juif trop aimant de cacher à son petit garçon, déporté à ses côtés, l'étendue tragique de l'événement ; sa lutte désespérée pour lui ôter toute lucidité et le maintenir dans l'état d'innocence qui lui est supposé naturel. Pour empêcher Giosuè de se frotter à la réalité, Guido (Roberto Benigni) usera de toutes les ressources de son imagination, plus préoccupé de la survie de sa fable que de sa propre intégrité. Devenu le théâtre d'un grand jeu — un concours fictif entre les ombres en pyjama rayé — l'univers concentrationnaire vaudra à son meilleur pensionnaire, le plus patient, le plus docile, de recevoir en récompense un authentique char d'assaut (américain). Une fois le camp libéré, le film s'achèvera en effet sur les flancs d'un blindé enchanteur, Gentille Maman pimpante et retrouvée, Papa certes évanoui mais l'enfantine candeur sauvegardée. Giosuè qui n'aura rien vu, rien su, rien compris de son séjour aux ténèbres, pourra s'en repartir vers sa molle existence aussi naïf, pour ne pas dire crétin, que son géniteur l'a si intensément souhaité.

La Liste de Schindler avait déjà réussi à nous narrer l'itinéraire d'un nazi sympathique, voici que la vogue des évocations optimistes de la Shoah s'enrichit d'un nouveau monument dont le succès atteste qu'il répond aux voeux de son époque. L'enfance, d'abord : plus qu'une phase d'apprentissage, elle est bien aujourd'hui cette valeur, une sorte d'idéal à préserver coûte que coûte auquel sacrifie, par un acharnement suicidaire, Benigni réalisateur, interprète, représentant, qu'il le veuille ou non, du monde des adultes. Un monde où on aurait imaginé que c'était son rôle de père (fût-il complexe, voire tragique) que d'aider l'enfant à le regarder en face, pour mieux en affronter les difficultés. La vocation des contes — et Benigni a assez clamé, pour en justifier les invraisemblances, que son film en était un — c'est aussi de confronter leurs jeunes auditeurs à la face sombre du réel, à la fragilité humaine, à leurs angoisses diffuses. Le chemin tracé par Guido à Giosuè, avant même son arrivée au camp, devant les magasins et les panneaux "interdits aux Juifs" qu'il refuse de lui expliquer est précisément le contraire d'une initiation, d'une leçon de confiance ; c'est un méthodique étouffement : il noie, par l'insupportable Niagara qui s'échappe de ses lèvres chaque fois qu'il tente de fuir ses responsabilités, toute possibilité d'échange véritable entre son fils et lui (1).

Sous le signe du kitsch

Si ce film est tristement contemporain, c'est qu'il reproduit les efforts désormais déployés par les adultes pour enfermer leur progéniture dans un éden spécialement recréé à son intention ; un monde "libre" comme les radios de la bande FM, un monde où la frustration est abolie, l'autorité méprisable et l'instinct cajolé, un monde organisé d'en-haut, tissé d'artificieuses nostalgies. Ce paradis perdu fait fantasmer les parents anxieux, fatigués de leur réalité, impuissants à y penser leur propre place. Tout était tellement simple, alors... Plus question d'accueillir parmi les hommes, sinon pour y surjouer leur rôle, ces petits êtres fragiles, incontestables et imaginaires, vivants prolongements de nos peurs, de nos désirs régressifs, de nos traumas indépassables. "Quand les sociétés sont incapables à ce point de parler à leurs enfants, c'est qu'elles ne supportent pas l'hypothèse ou le caractère obligatoire de leur propre transformation", déplore Christophe Gallaz, écrivain suisse (2). "Les adultes sont aujourd'hui placés, à l'égard des enfants, sous le triple signe du kitsch, du mensonge et du détournement. (Ils) n'ont besoin d'(eux) que pour s'autoinjecter, grâce à leur voisinage, les sèves cardinales de la jeunesse et de l'énergie. Ils n'ont besoin d'eux que pour se supposer un destin. A l'instar de ces jurés qui poussent les faux-semblants du savoir-vivre jusqu'à récompenser une comédienne de quatre ans lors du Festival de Venise (Ponette de Jacques Doillon), ils les font monter sur la scène de l'existence quotidienne et leur imposent d'y jouer, au sens théâtral du mot, les figurations idéales de la mémoire au temps des billes et des batailles navales, de la fraîcheur existentielle, de la spontanéité joueuse, de la lumière et de l'espoir. Quel trafic, quel pillage et quelle escroquerie !"

L'enfant-roi a toujours raison, le "conflit de générations" a vécu, et tant pis s'il aidait ses belligérants à se forger une personnalité. Le culte contemporain du lycéen-usager inspire à Alain Finkielkraut, on le sait, une constante dénonciation de ce glissement de la transmission vers la cohabitation pacifique : il n'y a plus de maîtres et d'élèves, mais seulement des individus libres et égaux dans le droit de ne jamais vraiment se rencontrer et de poursuivre dans la plus parfaite tolérance mutuelle leur cheminement terrestre. Guido/Benigni, en renonçant à établir avec son fils une relation fondée sur le langage de la vérité, participe à l'engloutissement, échoue à résister à la déshumanisation en cours autour d'eux. Il adopte, frénétiquement, la posture du soignant dissimulant à son patient la gravité du mal qui le frappe, par terreur personnelle et oubli de son vis à vis plus encore que par compassion.

"Je ressens une sorte de racisme envers les comiques."

A certains égards, La vie est belle rappelle le Korczac d'Andrzej Wajda, l'histoire de ce célèbre médecin qui lutta d'octobre 1940 à août 1942 pour assister deux cents orphelins juifs dont il avait la charge, avant de les accompagner, volontairement, à Treblinka. Un jour d'orage, le bon docteur dissipe les éclairs d'un rassurant "abracadabra" ; dans le ghetto, il fait murer les fenêtres du local où les enfants sont parqués : "Il faut les protéger de ce qui se passe."  Une scène du film pourtant, juste avant que la guerre n'éclate, montrait quelques-uns de ses anciens pupilles, confrontés à la réalité de l'antisémitisme polonais, venir lui reprocher de les avoir élevés dans une idée trop humaniste du monde. S'il vit un déchirement, Korczac est trop subtil pour s'enferrer dans la culture de l'illusion. "Quand, quelques jours avant qu'on ne les emmène, il fait jouer aux enfants une pièce de Tagore qui représente la mort d'un enfant", rappelait Elisabeth de Fontenay en 1990 (3), "il semble exercer une pédagogie qui ressemble beaucoup à celle de la psychanalyse".

Est-ce assez pour autoriser le réalisateur polonais, faute de happy end, à faire stopper en pleine campagne l'un des wagons du train, d'où s'échapperont "sereinement", disparaissant "dans la lumière de l'aube", les martyrs annoncés ? L'audace suscita de vives critiques — certains l'apparenteront plus tard à l'ahurissante image des douches dispensant une eau réparatrice dans les chambres à gaz revisitées par Spielberg. Elisabeth de Fontenay nuança les siennes : "Après tout, cette fin aussi peut toucher : évocation du gaz par le léger brouillard d'un matin d'août, désir de consoler le spectateur en larmes, évocation de la promesse tenue par ces vies brèves et fières : en aucun cas, espoir d'une vie éternelle. L'oeuvre d'art, à la différence de l'histoire historienne, a le droit de chercher à fournir le remède en même temps que le poison : aucun événement de l'histoire des hommes n'est tel que cet apaisement doive nécessairement passer pour une obscénité."

 
Henryk Goldszmit dans "Korczak" d'Andrzej Wajda
Le choix de la fable

Wajda s'est gardé de trop sacrifier à l'allégorie la nécessaire rigueur du témoignage ; au chevet d'un soldat agonisant, Korczac, bouleversé, ignore ainsi l'exaltation d'un de ses admirateurs qui répète incontinent, insensible au drame : "J'ai écrit un poème sur ce que nous vivons !". Pour Benigni en revanche, le choix de la fable est un contre-poison exclusif et suffisant. Dans la forêt de Ponary, où ils imposaient aux déportés de vider à mains nues les fosses communes, les Allemands prohibaient qu'on désignât les cadavres à brûler comme des "morts" ou des "victimes" ; il fallait utiliser le terme "figuren", qui signifie "marionnettes", "poupées". La fable, toujours. "Le national-socialisme signifiait : "je ne me soucie pas des conséquences sociales. Ce que je veux, c'est le conte populaire." Cette formulation est sans doute la plus douce et la plus abstraite. Qu'en réalité, le national-socialisme soit aussi une répugnante barbarie résulte de ce qu'au royaume de la politique, les contes de fées deviennent des mensonges". Thomas Mann a écrit ces lignes en 1940.

Pour transmettre à l'écran, mieux qu'un autre, quelque chose de l'inimaginable extermination, Claude Lanzmann dans Shoah n'a pas eu besoin d'images d'archive. "On ne peut pas raconter... Se représenter ce que ce c'était... Même moi...", lui murmurait un survivant. Benigni, évidemment, se défend d'avoir voulu représenter Auschwitz ; sa maladresse est telle qu'il dresse néanmoins du camp de concentration-type un tableau bâtard, pittoresque, là où on préfèrerait à tout prendre qu'il se contente de suggérer. Mais il est dit qu'un "créateur" ayant fondé son art sur l'humour au premier degré, sur un comique transgressif aux relents situationnistes ("il est interdit d'interdire"), ne saurait supporter de rester passif face à la grande tentation : contre les sinistres gardiens de la Mémoire, s'attaquer au tabou, le surmonter, jouer à formater le Spectacle absolu. Rire de tout, donc — quel exploit. "Quand on me dit que le comique ne peut rendre compte de l'horreur (...), je ressens comme une sorte de racisme artistique envers les comiques. Une volonté de censure", confie l'héroïque impertinent (4). Il en appelle à Rabelais, Chaplin, Fellini, Bergson quand on croirait entendre Patrick Sébastien ou Karl Zéro : au diable les pisse-vinaigre et les frileux, la vie est belle ! Qu'au recueillement figé succède enfin l'émouvant mouvement de la caméra compassionnelle, au silence du deuil la canzona dégoulinante et l'extase collective. A la "prise de tête", le plaisir immédiat. De toute façon, "ce n'est pas réaliste" (5). 

Dans cet Auschwitz de carton-pâte "qui n'est pas Auschwitz", où l'enfant ne sera pas séparé de son père par ces cerbères gothiques et ridicules aux rognes gutturales, où la mère n'est pas loin à qui l'on fait passer de doux messages, la vie n'est certes pas si laide. Seuls cette méchante fumée, ce charnier subliminal entraperçu à travers le brouillard, disent le minimum indispensable, aux yeux du metteur en scène, pour "camper" l'atmosphère de l'historiette — et lui conférent toute son ambiguïté. De sorte que les foules adolescentes qui se pressent dans les salles, chapitrées par leurs profs et leurs aînés retiendront de la solution finale ce paysage de sidérurgie, une baraque aux airs de refuge alpin, ses austères paillasses, et puis cette tristesse finale sitôt consolée par les retrouvailles des deux rescapés, l'enfant et la mère (non-juifs l'un et l'autre, littéralement). Tout est beau qui finit beau, à un mort près dont on pressent, sous le soleil radieux de l'après-guerre, qu'il sera vite oublié. Le clown a rempli son office, dans le film et dans la vie, avec son brave sourire pénétré d'enthousiasme humanitaire, ce sourire pour fins de journaux télévisés et bouillons de culture dont Benigni est si prodigue. D'une drame à l'autre, de Santiago à Sarajevo en passant par la Shoah, le charmant poète va s'opposant, ravi, "à tous les totalitarismes", en écho à une époque pour qui tous les nazis sont des salauds, et tous les salauds, des nazis.

Une nécessaire dénaturation ?

Sans chercher à ériger la singularité de la Shoah en dogme intangible, on est contraint de constater que Benigni dénie pour le moins à Auschwitz et à ses victimes ce qu'ils ont pu avoir de spécifiques. Est-ce idiotie, malveillance, s'il s'est arrêté, dans sa peinture de l'enceinte concentrationnaire, à un décor d'usine ? Ou doit-on y lire seulement une réminiscence de sa visite au camp de travail où son propre père fut brièvement interné ? "Avec une apparente modestie, (...) Benigni ravale "innocemment" Auschwitz au rang d'une situation historique comme une autre. Il ne dit jamais qu'Auschwitz est un détail, mais rend licite qu'un autre puisse proférer cette "opinion". Tout cela réclame, au moins, d'être pensé et discuté. Or, et c'est le deuxième phénomène engendré par le film, on a vu, à son sujet, se développer un discours inquiétant. (...) On peut le résumer par une formule : "Ne venez pas discuter de ce film puisqu'il nous a émus." 

Des journalistes comme Jean-Michel Frodon (Le Monde) ont eu beau éclairer dès sa sortie les zones d'ombre du "conte", le public leur a donné tort, fondant effectivement sa joie sur l'émotion éprouvée. On sait ce que les larmes peuvent avoir de cathartique. Associées à ce nivellement délibéré des tragédies humaines — "Si tout le monde est coupable, personne n'est coupable puisque le mal est inhérent à l'humanité et à la guerre" (6) —, il semble qu'elles aient ici permis d'alléger une conscience commune encombrée d'un événement décidément trop lourd à porter ; c'est somme toute en terre chrétienne que l'inhumanité radicale aura trouvé ses organisateurs et assez de bonnes volontés et de muets témoins pour la mettre en chantier. La vie est belle réaliserait alors une sorte de "voeu collectif d'affranchissement vis à vis de l'énormité du crime accompli contre le peuple juif", ainsi que l'écrit Robert Holcman (7). Si tel n'était pas son projet, demande celui-ci, qu'aurait perdu Benigni "à mettre en scène une famille catholique italienne ?". "A-t-on besoin d'un si grand massacre pour parler à un enfant ? Surtout pour lui mentir ? Et blaguer sur le sujet ?", ajoute Jean-Jacques Moscovitz, psychanalyste (8). C'est qu'à travers cette intrigue universelle, sacrifice du père et sauvetage de l'enfant, la récupération/réappropriation du malheur du siècle devient enfin possible par ceux qui trépignaient d'en être tenus à l'écart : à chacun sa part du "gâteau de la souffrance" (9), plus besoin de s'en aller implanter un carmel sur les lieux de la catastrophe, Saint-Guido a racheté nos péchés.

"Il est nécessaire d'accepter la manière dont d'autres que nous parlent de cet événement", commente un membre des institutions juives de France, prudemment consultées avant la sortie du film. "Une certaine dénaturation de la Shoah est nécessaire pour transmettre. Il faudra nous y faire et nous attendre à être surpris par des oeuvres de plus en plus nombreuses allant dans ce sens." La résignation de ceux-là, sans doute soucieux de ne pas donner l'impression de veiller sur la Shoah comme sur un fonds de commerce (accusation fréquente), tempère l'enthousiasme des autres, majoritaires. Rire aux farces de Benigni, quand on saigne à jamais de ces souvenirs-là ? Fugitive consolation du sanglot déguisé, consolation quand même, probablement.

Au camp, Primo Levi rêvait souvent qu'une fois revenu chez lui, il essayait de raconter, mais nul ne voulait l'écouter. Rêve prémonitoire, remarque Finkielkraut. Si c'est un homme, pendant plusieurs années, ne trouva pas d'éditeur. Soudain, les oreilles qui refusaient d'entendre la parole des survivants sont grand-ouvertes : le passé est à la mode, pour autant qu'il donne lieu à procès médiatisé, muséalisation unanimiste ou comme ici, tourisme culturel à objet humanitaire. Elle est rodée, la "machine à oublier" évoquée par Lanzmann à propos de Schindler. "Voilà bien la plus désespérante des leçons de l'Histoire : c'est que l'Histoire ne comporte pas de leçons, ou plutôt que ses leçons ne sont pas entendues ; que l'expérience d'une génération n'est pas transmise à la suivante ; et que le livre le mieux fait, le film le plus pathétique ou le plus respectueux, en un mot l'éducation la plus parfaite du genre humain ne nous dispensera jamais d'un regard neuf sur le présent, d'une mobilisation à refaire sans cesse de l'intelligence et de la volonté", écrivait alors Jacques Julliard. Mais autant on pouvait, dans une certaine mesure, pardonner à Spielberg sa désarmante ingénuité et envisager les effets pédagogiques, aux Etats-Unis, de sa superproduction, autant la revendication transgressive du clown européen paraît inadaptée à la question du génocide juif.

Au terme de cette guerre, l'enfant enniaisé par son père affolé n'a rien vu, ne sait rien ni du Bien, ni du Mal, ni de leur trouble commerce ; il a joué. Le récit qui aurait pu par son intermédiaire, par la clarté de son regard, leur restituer un peu de vie, a renvoyé à leur abyssale obscurité six millions de morts sans nom dont toute trace du passage sur cette terre avait déjà été méthodiquement effacée par leurs bourreaux. Le comble est encore que de ce pays des ombres, Benigni, messager de l'insignifiance, se pique de revenir avec une Bonne Nouvelle. — Cyril Frey




(1) "Incapable de distinguer la part de réalité de celle du jeu, l'enfant devient faux. Face au spectacle permanent qu'on lui sert, rien en lui ne fait résistance. Ainsi conçu par Benigni, il sort d'un fantasme d'adulte qui imagine que la demande de jeu est la seule réalité d'une enfance dont l'existence n'admet pas d'autre principe." Charles Tesson, Les Cahiers du cinéma n°529.


(2) Le Monde, 26/11/96

(3) Dans un article du Messager européen (Gallimard)

(4) Télérama, 21/10/98

(5) Aveu du scénariste : "Paradoxalement, la première partie nous a demandé beaucoup plus de travail que la seconde."

(6) Simone Veil

(7) Le Monde, 31/10/98

(8) Libération, 12/11/98


(9) On lira dans L'Avenir d'une négation (Alain Finkielkraut, Seuil, 1982), l'analyse de l'irritation suscitée ça et là par "les prestiges et l'impunité que cette barbarie confère à ses victimes et à leurs descendants".




Primo Levi, 1966
 L'avis rêvé des anges

"Mais pourquoi ne vous êtes-vous pas échappé ?". A cette question d'un lycéen, raconte Alain Finkielkraut (1), "Primo Levi répondit posément en réincarnant pour son angélique interlocuteur la vie à Auschwitz. Il expliqua qu'à la différence des grands évadés de cinéma, les déportés n'étaient pas des Papillon musclés ou des sportifs au mieux de leur forme, mais des hommes démoralisés affaiblis, exténués par la faim et les mauvais traitements.

Il rappela que les Juifs étaient les parias absolus de l'univers nazi. Ce qui voulait dire qu'ils n'avaient plus rien : ni patrie, ni même maison (leur logement ayant été mis sous séquestre et confisqué au profit des citoyens de plein droit). Avant d'être morts tout court, ils étaient déjà morts au monde. Si, par impossible, ces fantômes avaient trouvé en eux les ressources morales et physiques d'une évasion, s'ils avaient, par surcroît, été capables de déjouer la surveillance de leurs gardiens, où seraient-ils allés ? A qui auraient ils demandé l'hospitalité ? Sans compter la violence des représailles, le véritable déchaînement d'apocalypse qu'auraient eu à subir leurs compagnons de baraque...

L'Ange écouta avec attention, mais il ne fut pas convaincu. Une foi que Primo Levi eut terminé ses explications, il le pria de 'tracer au tableau un plan schématique du camp, en indiquant l'emplacement des miradors, les réseaux de barbelés et la centrale électrique'. Primo Levi s'exécuta. L'Ange étudia le dessin, puis, après quelques instants de concentration, il exposa son plan : 'Ici, de nuit, il fallait étrangler la sentinelle, ensuite revêtir son uniforme, aussitôt après courir à la centrale et couper le courant électrique : les projecteurs se seraient alors éteints et le réseau de fils électriques à haute tension mis hors de service, après quoi j'aurais pu partir tranquillement.'

Il ajouta très sérieux : 'Si cela devait vous arriver une autre fois, faites comme je vous l'ai dit, vous verrez que ça réussira'."


(1) Le Messager européen, 1990


Article paru en janvier 1999 dans Le Nouveau Cinéma