SIDÉRATION ET BARBARIE
Depuis que le monde vient à nous en images,
il est mi-présent et mi-absent, il est comme fantomatique,
et nous aussi nous devenons fantômes. — Günther Anders
D’un
attentat à l’autre, la même stupeur, les mêmes questions.
Une demande de «
réponses » qui révèle la léthargie mêlée de déni dont peinent à s’éveiller les
sociétés européennes. Lesquelles ont échoué, la France la première, à prendre la mesure de la menace islamiste
comme de leur propre porosité à l’ensauvagement.
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Paris, 13 novembre 2015 |
Au-delà
d’une émotion légitime et largement sinon unanimement partagée,
l’atrocité djihadiste suscite à chaque nouvel attentat, en France, un
effarement significatif. Le plus souvent, c’est le mot sidération qui
revient pour décrire ce sentiment de stupeur, cette tétanie
saisissant avec force un corps social dont la réaction, tout en
calme apparent, relève alors autant du recueillement que de cet
effet de profonde désorientation.
En
janvier 2015, la part de la population la plus émue a défilé en
silence, confiant à un slogan conjuratoire, en l’occurrence trois
petits mots déclinés en pancartes, t-shirts et hashtags, le soin de
résumer sa solidarité avec les victimes du moment – dessinateurs et
journalistes, policiers tués en action, otages juifs de l’Hyper
Cacher. Unanime, cette France-là « était Charlie ». Dix mois plus tard,
les massacres de novembre l’ont laissée sans voix, sinon pour dire
son incrédulité comme Julie, seize ans : « Je suis tellement choquée
que pour moi, c’est du fake ». Tonalité similaire à Bruxelles, en mars 2016, dans l’entourage des assassins :
« C’était pas un tueur ce type, il était pas débile. Je n’arrive pas
à comprendre ». Partout, devant chaque micro tendu, le même
ébahissement, et ces requêtes récurrentes : nous voulons comprendre ;
comment est-il possible qu’on nous en veuille à ce point ? Qu’on
ait voulu nous tuer ? Qu’on nous ait tués. Le questionnement
n’épargne pas les familles des victimes et les survivants, dont on
aurait imaginé qu’une fois surmonté, si c’est chose concevable,
l’état de choc dans lequel ils ont été plongés, ils auraient su,
mieux que quiconque, exprimer la déchirante lucidité des initiés :
ils avaient, dans leur chair, vécu l’expérience du réel. Il en fut
autrement. Et la capture de Salah Abdeslam, logisticien présumé des
attentats du 13-Novembre, ne fit qu’exacerber de tous côtés l’exigence de « réponses ».
Indéchiffrable réel
Face
à semblable désarroi, on mesure que les propos du Premier ministre
français, déclarant sommairement que vouloir comprendre les
assassins revenait à les excuser, aient été mal reçus, et pas
seulement par ceux auxquels ils s’adressaient en premier lieu : la
petite confrérie des sociologues et médiateurs résolus à tout
expliquer par la souffrance sociale. Ceux, en particulier, qui avaient
offert en 2012, sous le titre « Moi Mohamed Merah », la couverture
du Monde des livres au tueur de Montauban et Toulouse,
exécuteur à bout portant d’une petite fille, entre autres crimes,
parce qu’elle était juive.
Il
s’agissait alors de « solliciter un écrivain, lui demander de
prendre le pari d’être du côté de l'indéfendable pour faire
comprendre le réel, complexe et dramatique », s’était justifié le
journal (1).
Quatre ans plus tard, il ne semble pas que cette complaisance ait
beaucoup aidé à « faire comprendre » un réel étonnamment
indéchiffrable, fût-ce aux mieux informés des informateurs.
Tel
est le paradoxe mis au jour par les actes terroristes de l’année
2015 : la surabondance informationnelle dont elle fait son pain
quotidien, démultipliée sur tous les supports possibles, n’a pas
empêché une société aussi moderne que la société française de
s’éveiller « sidérée » au lendemain des drames, annoncés de longue
date, qui l’ont successivement frappée. Cette stupéfaction en dit
long sur l’état de cécité dans lequel le pays a choisi de s’installer
ces vingt dernières années, comme elle souligne le traitement
infligé dans le même temps à la réalité par ceux qui avaient la
charge d’en témoigner auprès du plus grand nombre : en haut, du côté
de la presse et des principaux responsables politiques, censure,
autocensure, sophisme, torsion des faits ; « en bas », où allaient se
recruter les futures victimes, refus d’entendre, de voir et de
savoir. À la notable et dramatique exception de l’équipe de Charlie Hebdo, abandonnée à ses bourreaux pour s’être inlassablement entêtée à désigner la menace intégriste, à défendre la laïcité
dans l’indifférence générale.
«
Pour régler un problème, il faut déjà savoir qu’il y a un problème
», déclarait récemment Donald Trump. On rougirait de
convoquer ici le blond cauchemar de la classe politique américaine
si son éclosion météorique et son succès populaire, que les
observateurs, là encore, se sont interdit de voir venir, ne
promettaient pas un réveil électoral de même nature, c’est-à-dire
blond et douloureux, à nos démocraties ensommeillées dans le confort
de leurs dénis. Ainsi, jusqu’à l’an dernier, la France s’est-elle
refusée, contre toutes les évidences, à prendre la mesure de la
pénétration en son sein de l’idéologie islamiste, alors même que
s’organisait la communautarisation de très nombreux quartiers sous
la tutelle bienveillante d’élus locaux adeptes des accommodements
raisonnables. Elle n’a pas davantage été capable de percevoir la
haine qu’elle inspirait à certains de ses propres enfants, dans une
proportion croissante, ni de discerner leur perméabilité aux
séductions les plus barbares – dont l’État islamique, qui s’en est
fait l’incarnation, n’a pas l’exclusivité : le désir d’inhumanité,
le consentement de plus en plus répandu à la violence brute ne
puisent pas leurs racines dans le seul dévoiement salafiste de la religion musulmane.
Héros de notre temps
Pour
évaluer la banalisation avérée, sous nos latitudes, du spectacle de
la violence et de l’exaltation des instincts de mort, il suffit de
visionner dix minutes de Call of Duty (« L'appel du devoir ») ou Grand Theft Auto, ces jeux vidéo
stars dont se sont nourries depuis leur création respective en 2003
et 1997 plus de 230 et 150 millions (2)
de cervelles enfantines, adolescentes et néo-adultes. Rarement
dénoncé sinon par quelques éducateurs et associations familiales
vite ringardisés par la bonne conscience technophile, cet
ensauvagement virtuel permet aujourd’hui à la propagande de Daech de
résonner familièrement avec l’univers mental de ses cibles, qui
sont les mêmes que celles de l’industrie de l’entertainment
globalisé : de jeunes consommateurs déstructurés et déculturés,
d’autant plus manipulables. Familiarité qui a jusqu’ici totalement
échappé à l’entendement de leurs aînés.
La formation par l’écran à la barbarie s’est amorcée plus tôt encore. Philippe
Lançon, grièvement blessé lors de l’attaque contre Charlie Hebdo,
considère qu’un cap « pornographique » a été atteint lorsque « les
cinéastes ont filmé les instruments au contact de la chair qu’ils
tranchaient ». Selon lui, Scarface,
de Brian de Palma (1983), qui jouit dans les quartiers « difficiles
» d’un statut d’œuvre-culte, marqua un tournant, grâce, notamment, à la célèbre "scène de la tronçonneuse". Alors, écrit
Lançon, « le corps pénétré par l’acier commence, pour certains
esprits, à devenir une réalité possible, et même souhaitable,
puisqu’elle fait jouir. Le spectateur n’est plus que le voyeur
enchanté (par plaisir ou par dégoût) de la souffrance des autres. Il
n’a plus d’imaginaire de compassion. » (3)
À
la télévision et sur les ondes audiovisuelles dans leur ensemble,
il n’est pas non plus fortuit que la promotion de la violence se
soit méthodiquement accompagnée d’une propagation non moins massive
de ce que le philosophe Bernard Stiegler nomme « bêtise systémique » et relie au travail de sape mené par l'ultralibéralisme contre l'autonomie des individus (4).
Au
cours de ce quart de siècle décisif, qui donc, du côté des élites
responsables, a jamais fait l’effort de prendre sérieusement
connaissance du discours propagé à jet continu par les radios dites «
libres » (Fun, Skyrock, NRJ…) à destination de leur public très
jeune et spontanément captif ? S’il avait pris le temps d’observer
au jour le jour cette entreprise de déconstruction de toutes les
limites imposées jusqu’alors par la common decency (la morale
élémentaire - décence commune - qui fonde la vie démocratique), notre
Candide aurait probablement fait l’économie de l’ahurissement qui
l’étreint aujourd’hui.
"Touche pas à mon poste", D8 |
Ils ne sont guère plus nombreux, en haut lieu, à avoir en son temps regardé l’émission Jackass,
diffusée par la chaîne musicale et planétaire MTV à partir de 1999.
La bonne fortune de ce « divertissement » dont le nom signait la
profession de foi – jackass, qui manifeste un esprit lourd et pesant, un manque d'intelligence, de réflexion –
reposait sur le plaisir procuré au spectateur par les humiliations
et méchantes chutes infligées à ses protagonistes.
Le téléspectateur
du 21e siècle était mûr pour ingurgiter à haute dose les « reality
shows » peu coûteux, garants d’audiences et de rentrées
publicitaires gigantesques, qui allaient désormais monopoliser la
plupart des grilles de programme : non seulement la violence et le
voyeurisme y auraient droit de cité, mais ils deviendraient la
raison d’être de ces rendez-vous à travers la mise en compétition
permanente de leurs participants, l’excitation des pulsions (de
préférence brutales), la cruauté psychologique, l’élimination des
faibles. Un avant-goût de ce qu’offriraient bientôt, cette fois sur
le mode de la contamination horizontale, les réseaux sociaux, où les
joies de l’insulte et de la médisance, les vertiges de la délation
et du conspirationnisme trouveraient pour s’épanouir un territoire
littéralement infini ; des réseaux devenus mécaniquement, hors de toute médiation,
la source d’information privilégiée des jeunes générations. Ce qui
n’est pas anodin et nous ramène à la sidération évoquée en amont,
ainsi qu’à la responsabilité des pouvoirs publics et des instances
de régulation.
Le Web reste par nature difficile à civiliser, avec ses
"torture movies" et les sites de "viol et vengeance" qui portent la
culture de l'avilissement à un niveau d'exposition inédit. Les canaux de
décérébration qui prolifèrent depuis 1981 sur la bande FM,
aujourd’hui la TNT, et véhiculent les codes de cette barbarie
endogène ne sont pas, eux, tombés du cyberespace : il s’est trouvé des
organismes officiels pour leur donner carte blanche et gober
complaisamment les alibis chargés de dissiper toute éventuelle
réticence morale. Pour qualifier le recours systématique à
l’humiliation et la célébration satisfaite de la stupidité, il faut
maintenant parler, comme chez Cyril Hanouna, d’ambiance « potache »,
d’ébats « ludiques » ou « bon enfant », probablement « sulfureux »,
demain, si le sang ou quelque humeur intime venait un jour à s’y écouler. Après tout, dans ces milieux-là, une fête réussie s'appelle « une tuerie ».
« C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal », avertissait Hannah Arendt (5).
Jamais sans doute une société n'aura comme la nôtre consacré tant
d'efforts à l'élaboration et à l'entretien de l'insignifiance, par
conséquent de l’inconscience. Si elle n’a pas inventé le mal, elle
le donne à aimer pour lui-même, et c’est assez nouveau. Ce qu’ont
bien compris ses ennemis : le magazine de l’État islamique, Dar Al-Islam
jubile à décrire la France comme un « pays faible, en pleine crise
économique et morale, dont le peuple est abruti par les
divertissements, où la presse people est plus lue que la presse
politique ». Le fait est que l’extraordinaire accélération
technologique qui engendra la révolution numérique coïncide, pour
l’instant, avec une régression non moins fulgurante de l’intelligence
collective, de la qualité de l’information distribuée (6),
des valeurs et des comportements démocratiques. Le langage lui-même
subit un appauvrissement sans précédent. La réception de «
l’eschatologie mortifère » (7) importée de Raqqa n’en a été que facilitée. Passé la sidération, il n’est pas trop tard pour en prendre acte.
28/3/16
(1) Le Monde, 6 avril 2012
(2) Chiffres arrêtés à février 2015
(3) « Revenant et salopards », Charlie Hebdo, 10 février 2016
(5) Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, T.3
(6) Caitlin Dewey, ex-responsable de la rubrique fact checking du Washington Post :
« La défiance à l’égard des institutions est si haute que les
personnes qui partagent les rumeurs en ligne ne sont guère intéressées
par leur véracité, mais partagent celles qui semblent le plus
proches de leur perception du monde. » Libération, 3 janvier 2016
(7) Alain Bertho, « De la rage sans espoir au martyre : penser la complexité du jihadisme », Libération, 25 mars 2016